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Au Bignon, le 5 septembro 1774.

Ton père a écrit pour avoir un ordre qui te soustraie à la justice réglée ; il est obligé de demander cela comme une grâce et sans instruire les ministres que tu aies un décret sur le corps, de peur qu’ils ne voulussent point s’en mêler. Au reste, mon bon ami, ton père ne veut point entendre parler de poursuite, de procédure, etc., non plus que ton oncle. M. de Villeneuve est assez puni d’avoir reçu des coups de pied et qu’il ne t’en arrive rien, puisque la punition de la cour est pour avoir rompu ton ban… Mon beau-père me cita l’autre jour, parmi les raisons qu’il me donnait pour rester auprès de lui, la nécessité d’être ton avocate : celle-là me plut assez. Mme de Pailly me dit hier qu’il était le matin dans sa chambre à faire des projets pour quand tu serais hors du château où il faut nécessairement que tu passes quelque temps… Il m’a répété plusieurs fois que tu étais celui de ses enfans pour qui il avait le plus de faible ; il ne se plaint de ta tête qu’en faisant l’éloge de ton cœur ; enfin il m’accable pour mon compte d’amitiés, et il est sûr qu’on ne traite pas ainsi la femme d’un fils dont on ne veut rien faire…. A te dire vrai, je crois que si nous nous conduisons bien l’un et l’autre, la Provence ne nous sera plus grand’chose. Mais au nom de l’amitié, garde-toi de laisser rien transpirer de tout ce que je t’écris, car je me garde bien moi-même de laisser apercevoir que je me doute jamais de rien…


Mercredi au soir, 6 septembre 1774.

J’ai reçu tes deux lettres, mon ami ; tout considéré, après les avoir lues et relues, j’ai vu qu’elles ne pouvaient que bien faire pour toi dans l’esprit de tes parens ; je les ai donc montrées à ton oncle, et de là à ton père qui s’est bien battu les flancs pour faire une sortie, et qui m’a donc dit en se mettant en grosse colère qu’il te punirait bien pour cette fois-ci, mais que ce serait la dernière. Comme je n’ai pu m’empêcher d’être attendrie, et que je me suis en allée, il a été fort en peine, m’a envoyé Mmes de Pailly, du Saillant, etc. ; et quand je suis revenue, il m’a dit en m’embrassant beaucoup qu’il était fort content de tes lettres, qu’elles prouvaient ton bon cœur, qu’il ne regardait ton action que comme de l’honneur mal entendu, mais qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher que tu ne fusses puni par la Cour à cause de la rupture du ban ; il ne sait pas même où on te mettra. Mais ma sœur et Mme de Pailly m’ont dit que si on te mettait dans un endroit où tu fusses trop mal, mon beau-père aurait le moyen de te faire changer dès les commencemens. Quant à l’affaire de M. de Mouans, on la regarde ici comme rien. Mon beau-père m’a dit en propres termes que quiconque te connaissait dans les pays où tu avais passé ne te soupçonnerait pas plus que lui-même d’une lâcheté, que par conséquent ton meilleur mémoire était la requête, de M. de Mouans… Ils sont furieux contre Mme de Cabris ; et ton oncle en lisant certains articles de ta lettre s’est écrié : Mme de Cabris est une gueuse qu’il faudrait écraser entre deux pierres. Il me semble que cette colère ne marque pas beaucoup d’indifférence pour toi… Je te prie, mon ami, de témoigner toute ma reconnaissance à Mme de