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n’ayons pas l’air de nous réjouir indûment. » Mais ces félicitations ne tombent que du bord des lèvres : la Seigneurie sait ou devine la trahison, et elle peut, comme d’autres, étant de son temps et de son pays, la trouver « élégante, » mais, au fond du cœur, elle la juge sévèrement : « Nous avons idée que tout ce qui est arrivé s’est tenu et fait sans égard de loi ni d’honneur. » La politique pourtant est la politique : elle exige parfois des hommes qu’ils soient aveugles et sourds. « Vous ajouterez à votre discours toutes les circonstances qui pourront donner lieu de croire que nous sommes contens etiam pour notre intérêt ; il y en a deux principales : la ruine de nos ennemis, et l’amour que nous portons à Sa Sainteté le pape et à Son Excellence le duc. »

Le lendemain, les bruits se sont précisés, ou la nuit a porté conseil : quelqu’un des Dix s’est avisé peut-être qu’il n’était pas prudent de laisser voir le fond de sa pensée dans des lettres qui pouvaient être interceptées, ou bien l’on estime plus sage de prendre en l’irréparable ce qu’il y a d’heureux, puisque de toute façon il est irréparable, et la Seigneurie fait écrire : « Tu verras par notre lettre d’hier la commission que nous te donnons de féliciter cet illustrissime Seigneur de ses succès, et en quelle manière. Par celle-ci, nous te confirmons ce que nous avons dit, et d’autant plus vivement que nous avons entendu depuis entre les autres choses la mort de Vitellozzo, de laquelle cette cité a des raisons d’être très contente. » Le 8, Machiavel n’a encore rien dit, parce qu’il n’a encore rien reçu de Florence, et il s’impatiente, car « chacun ici commence à s’émerveiller que Vos Seigneuries n’aient pas écrit ou fait entendre quelque chose à ce prince en congratulation de la chose nouvellement faite par lui à votre bénéfice. » César s’en « émerveille » plus que tout autre. Il a passé cette première semaine de janvier 1503 à rôder de Corinaldo à Sassoferrato et de là à Gualdo, guettant « l’occasion de pouvoir œuvrer aux dépens de ses ennemis, » se roidissant dans son attitude, promenant et roulant non de vains remords d’hier, mais dévastes desseins pour demain.

La situation se débrouille. Les villes de Castello et de Pérouse se sont offertes au duc, l’une après la fuite des Vitelli et de l’évêque, l’autre après celle des Baglioni. Il a refusé l’une et l’autre. Du moins ne les a-t-il point acceptées pour lui-même. Il les reçoit uniquement, — il le dit et le fait dire, — pour les arracher aux tyrans et les restituer à l’Eglise.