Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont pas les Vénitiens, c’est vous ! » Il accuse la France, il accuse tout le monde. Mais demain est à lui : demain il sera de nouveau, par le nouveau Pape, fait gonfalonier de l’Église, c’est-à-dire que, par la continuation de sa charge, il pourra assurer la perpétuité de son Etat, dont les fondemens ébranlés se raffermiront : le passage dangereux, — la mort du Pape son père, — sera franchi ! Le lendemain se tient en effet la congrégation plénière des cardinaux : il n’y est pas question de lui. Alors il est comme précipité du haut de ce grand espoir qu’il avait gardé. Il projette encore, de se rendre en Romague, avec des gens d’armes levés en Lombardie, partout, n’importe où, et de barrer la route aux Vénitiens : c’est là-dessus qu’il table quand il parle à Florence. Mais Florence ne l’écoute plus que d’une oreille distraite : elle ne croit plus à son bonheur, et ses défauts lui apparaissent seuls. Qui vaut le mieux, de Venise ou de lui, « natura periculosa, nature périlleuse ? » Celui qui vaut le mieux, pour Florence, ne vaut rien ; mais celui-ci est à terre ou presque, déjà sur les genoux, à demi renversé : qu’on se garde de le relever.

Au fait, on ne reconnaît point César. L’évêque de Volterra, maintenant cardinal, Francesco Soderini, qui fut en ambassade près de lui, aux jours de splendeur, le trouve « changeant, irrésolu, soupçonneux, stupéfié. » Le protonotaire Bentivoglio confie à Machiavel qu’il tient du cardinal d’Euna, un Borgia, qu’à sa famille même César fait l’effet d’être « hors d’esprit, — uscito del cervello, — de ne pas savoir ce qu’il veut faire, d’être égaré, incapable de se décider. » Le secrétaire florentin emploie ici une image saisissante : « peu habitué à essuyer les coups de la Fortune, écrit-il du duc, il tournoie dedans. » C’est cela même : un tourbillon, et chaque petit coup de la Fortune, — dont cent petits coups suivent toujours les grands coups, — ajoute un cercle de plus au remous où se débat cet homme qui se noie. Sa perte, d’ailleurs, soulage trop, délivre trop pour qu’on lui tende une main secourable. Aussi, quelque crainte jalouse qu’ait Florence d’avoir pour voisine une Venise mise en appétit par ses conquêtes, et bien qu’ « il leur en cuise jusqu’à l’Ame, » les Dix se défendent-ils de tendre à César, même nue et vide, la main où il se raccrocherait. Il est trop tard, prétextent-ils ; les choses de Romagne en sont à ce point que, quand le duc volerait, il n’arriverait point à temps, pour