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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/916

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les autres et ceux que les autres ont tentés ou étaient capables s’il n’avait pris les devans, de tenter contre lui, — entre lui et les autres, — n’ont-ils pu voir une différence de nature : ils n’ont vu tout au plus qu’une différence de degré. Et parce qu’ils étaient de leur siècle, et parce qu’ils étaient de leur pays, ils l’ont vue dans la perfection de l’art. C’était autant de mal fait, mais du mal mieux fait. Ici l’horrible touchait au sublime, et le scandale s’évanouissait ou s’enveloppait dans la beauté. Comme l’a dit tout près de nous, quatre cents après Machiavel, un écrivain qui est le plus galant des hommes : « Fu Alessandro papa scandaloso anche per que tempi, ma… era bello ! »

Dieu me garde de soutenir ou seulement de paraître accepter que Machiavel et Guichardin n’aient pas eu tort de perdre de vue le crime derrière la « perfection artistique » de la forme, car il ne saurait y avoir d’art qui puisse changer la valeur morale d’un acte et transmuer de la boue en lumière, une laideur en beauté ; de prétendre même qu’ils n’aient pas eu tort de séparer si radicalement la politique de la morale, de la vicier de toute morale. Je ne plaide pas, — non point pour César Borgia, cela va sans dire, mais pour Machiavel et Guichardin, — l’acquittement, mais les circonstances atténuantes, et je les plaide en fait. Qu’étaient-ils ? Des politiques italiens de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle. Au reste, ils n’ont édifié, ni ébauché, ou esquissé nulle part, une théorie de la beauté du crime. Guichardin s’est borné à noter que César « ne voulait pas avoir été scélérat senza premio. » Traduisons : « sans utilité. » C’est vrai de presque tous ses crimes, ou de la plupart, sauf naturellement ceux où le poussent soit la vengeance, soit la folie de la chair. C’est vrai du meurtre de son frère le duc de Gandia, qui, en faisant de lui l’aîné, lui permet de quitter l’état ecclésiastique, de troquer le chapeau de cardinal contre le béret de capitaine général de l’Eglise et la couronne ducale ; c’est vrai du meurtre du duc de Bisceglie, son beau-frère, qui lui permet de remarier Lucrèce sa sœur, ainsi faite veuve, à Alphonse d’Este, de s’assurer ou se rassurer du côté de Ferrare, et de consolider par là l’un des fondamenti de son État ; c’est vrai du meurtre de tant de cardinaux, protonotaires et prélats, qui lui fournit l’argent dont il a besoin moins pour ses plaisirs que pour son agrandissement ; c’est vrai, à plus forte raison, du meurtre des Varano, qui lui donne Camerino ; du meurtre d’Astorre