Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus grossier personnage que, depuis longtemps, nous eussions vu à la scène. Il rendrait des points même au Jean Giraud de Dumas et même au Lechat de M. Mirbeau. C’est un butor ; c’est le butor. Il s’étale avec impudence dans son cynisme de malotru : il parle fort, fait taire les gens, fume devant les dames, se sert le premier à table et commet toutes les incongruités qui concernent son état. Nous connaissons beaucoup de gens mal élevés, et l’on ne peut dire que la peinture en puisse être une nouveauté. Ce qui fait pourtant l’originalité de Chambalot, c’est que chez lui le raisonnement s’ajoute à la nature et la pratique s’appuie sur une théorie. Sa goujaterie s’autorise des plus récentes hypothèses mises en circulation par la philosophie ou par la science. N’oppose-t-on pas, depuis quelque temps, au vieil idéal de charité qui divinisait la faiblesse, l’éloge de la force triomphante, et n’est-ce pas lui qui ressort de théories fameuses, d’ailleurs plus ou moins déformées ? L’histoire naturelle a sa loi de la concurrence vitale, mise en lumière par Darwin. La philosophie allemande a son type du surhomme dessiné par Nietzsche. Les sociologues ont lancé l’idée d’une supériorité des Anglo-Saxons due à leur individualisme. Chambalot est darwinien et nietzschéen ; c’est un homme fort d’après les recettes qui font les peuples forts. Sus aux timides et mort aux faibles ! Chambalot s’applique à lui-même le bénéfice de ses idées, écrasant les caniches sous les roues de son automobile et noyant ses concurrens dans l’océan de ses réclames pharmaceutiques. Mais il ne se contente pas d’opérer pour son compte : il fait de la propagande, et c’est précisément à cet apostolat d’un nouveau genre qu’il va procéder dans le ménage Kervil.

Il s’avise qu’avec un peu de fortune et de loisir, avec une situation sociale plus sortable, Kervil pourrait développer tout son être, donner à son énergie toute son expansion, et fabriquer enfin ce sérum que lui, Chambalot, se chargerait de signaler au monde par les mille voix de la publicité. Comment arriver à cet enviable résultat ? En amenant Kervil à divorcer d’avec Yvonne, pour épouser sa riche cousine Adrienne. C’est à quoi il s’agit de déterminer les intéressés, et c’est à ce beau travail que Chambalot va employer sa hâblerie brutale et ses sophismes impérieux. Il n’a pas beaucoup de peine à convaincre Adrienne, déjà attirée vers le séduisant docteur ; et il obtient même un demi-consentement de Kervil, qui est un esprit faible. Reste Yvonne. Celle-ci qui aime son mari, qui est jalouse d’Adrienne, est en outre et surtout chrétienne. Quels argumens faire valoir auprès d’elle, sinon des argumens tirés du christianisme même ? N’est-il pas vrai