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que le christianisme conseille le sacrifice ? Tout l’artifice consistera donc en ceci : suggérer à Yvonne qu’elle agit en mauvaise chrétienne, si elle refuse de se sacrifier au bonheur et à l’avenir de son mari.

Adrienne d’abord, Chambalot ensuite s’évertuent à endoctriner la pauvre femme. Ils réussissent avec une aisance qui ne laisse pas de nous surprendre. C’est Yvonne qui a maintenant hâte de s’immoler : « Jean va s’affaiblir et mourir, gémit-elle. Voilà le fait réel, positif. Rien de mon affection ne peut le sauver, ni lui, ni les milliers de victimes que protégera demain son génie. Je suis incapable de lui préparer ce repos nécessaire, de chasser d’ici les ennuis et les peines qui le détruisent. Telle est l’évidence… Et puis, de l’autre côté, voici celle qui tient dans ses mains la fortune et dans son cœur l’amour, et un amour capable, le sien, de reprendre à la mort l’homme que j’adore plus que tout. Elle peut, elle. Moi, je ne puis pas. Et vous me demandez si je dois sacrifier la vie de Jean… Et si je réponds : « Non, non, je ne le puis plus ; » si ma conscience crie : « La charité veut que tu t’immoles, pour celui qui ressuscitera, afin de racheter les hommes de la maladie et de la mort ; » si ma conscience crie cela par la voix de Dieu même, vous me dites, vous, que je suis dans l’erreur… dans l’erreur ! Non, non, ce n’est pas l’erreur. » Telle est l’exaltation de dévouement par laquelle cette nouvelle convertie étonne et déconcerte l’égoïsme même du satanique Chambalot.

Après cela, les époux vont-ils divorcer, et Kervil acceptera-t-il le sacrifice de sa femme ? Peu importe. Si l’auteur a reculé devant un dénouement qui eût été la conclusion logique du drame, la signification de son œuvre n’en est pas changée. Ce qui est ici caractéristique, c’est qu’une fois posé ce bizarre « problème » des Mouettes, on ait présenté comme défendable une solution qui est proprement une monstruosité, et qu’on l’ait supposée conforme à l’esprit du christianisme. Cela même est ici la marque de la déliquescence.

Car toutes les raisons invoquées pour amener Kervil au divorce sont puériles. Supposez que le fameux sérum ne soit qu’une drogue et le savant docteur qu’un raté, toute la thèse s’écroule. Depuis quand voit-on qu’épouser une brillante mondaine soit l’infaillible moyen de servir la science ? Emile Augier, dans Un beau Mariage, avait, avec assez de force, soutenu le contraire. Pasteur était-il riche, lui qui a, réellement, sauvé tant de vies humaines ? Mais quand il serait cent fois établi que Kervil eût intérêt à épouser sa cousine, où est donc la morale qui de l’intérêt fait le devoir ? Et cette confusion n’est-elle pas justement la ruine de toute morale ?