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chaque instant la sensation qu’il va choir, rattrapant son équilibre d’une pesée sur le balancier, prolongeant ainsi l’anxiété admirative de l’assistance.

Tout était oratoire chez Brunetière : disons-le en dépouillant ce terme des idées d’emphase et de convention qu’il emporte souvent. Nous avions eu des orateurs de la chaire, de la tribune, du barreau ; il fut l’exemplaire unique d’une espèce nouvelle, l’orateur de la littérature ; il gouverna ce royaume de la plume avec l’outil et les procédés d’un autre art. Il ne fit jamais en écrivant que sténographier un discours intérieur : son moindre article était un fragment de ce discours, débité devant un auditoire invisible ; sa plus courte lettre avait le tour et le mouvement d’une harangue. De même sa conversation. Tous en avaient le sentiment, dans le salon où il causait, dans ce cabinet de la Revue où s’est dépensée tant d’éloquence familière. Il y parlait pour un seul auditeur comme il eût fait pour une assemblée, avec même abondance, même chaleur, même choix et même précision des mots. Il aimait d’ailleurs essayer là, in anima vili, l’effet des prochaines conférences et des nombreux articles qui attendaient tout armés dans son cerveau. La sueur des grandes journées ne ruisselait plus sur son visage, cette sueur mortelle qui nous faisait trembler pour lui, quand il s’était donné pendant une heure, corps et âme, à une foule magnétisée par ce don total. Mais la grosse veine nouée sur le front se gonflait de même, les idées en dégorgeaient avec le même débit bien réglé ; et c’était une jouissance toujours nouvelle de voir la pensée naître sous ce front, y trouver instantanément son expression oratoire, en sortir dans le déroulement d’une phrase qu’on sentait nécessaire, calquée exactement sur les circonvolutions cérébrales : médaille frappée sans une bavure, où chaque relief reproduisait les creux adéquats de la matrice.

Lisez, comparez : vous vous persuaderez vite que les pages de Brunetière les plus critiquées, du point de vue de la forme, ne sont que la sténographie de la parole qu’il vous faisait applaudir. J’y insiste, parce que c’est le nœud du procès. La routine des catégories le classera parmi les écrivains, et ce sera lui rendre un mauvais service : il faudrait le ranger parmi les grands orateurs. Nous ne ferons jamais comprendre à nos petits-enfans le pouvoir souverain qu’il exerça sur les auditoires, le mordant irrésistible de sa causerie ; pas plus que nous ne