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témoin de ce qu’est une révolution, et acteur assez impuissant, dans le sens d’une liberté fondée sur la justice, et je me suis bien gardé de révolutionner la Suisse. Ce qui me frappe, quand je me retrace ma conversation avec ce Bernois, c’est le peu d’importance qu’on attachait alors à renonciation de toutes les opinions, et la tolérance qui distinguait cette époque.

Si l’on tenait aujourd’hui le quart d’un propos semblable, on ne serait pas une heure en sûreté. Nous arrivâmes à Berne où je laissai mon compagnon de voyage, et pris la diligence jusqu’à Neuchâtel ; je me rendis le soir même chez Mme de Charrière. J’y fus reçu par elle avec des transports de joie, et nous recommençâmes nos conversations de Paris. J’y passai deux jours, et j’eus la fantaisie de retourner à pied à Lausanne Mme de Charrière trouva l’idée charmante, parce que cela cadrait, disait-elle, avec toute mon expédition d’Angleterre. C’eût été, raisonnablement parlant, une raison de ne pas faire ce qui pouvait la rappeler, et d’éviter ce qui me faisait ressembler à l’enfant prodigue. Enfin, me voilà dans la maison de mon père et sans autre perspective que d’y vivre paisiblement. Sa maîtresse, que je ne connaissais pas alors pour telle, tâcha de m’y arranger le mieux du monde[1]. Ma famille fut très bien pour moi. Mais j’y étais à peine depuis quinze jours que mon père me manda qu’il avait obtenu du duc de Brunswick, qui était alors à la tête de l’armée prussienne en Hollande, une place à sa Cour, et que je devais faire mes préparatifs pour aller à Brunswick dans le courant de décembre. J’envisageai ce voyage comme un moyen de vivre plus indépendant que je ne l’aurais pu en Suisse, et je ne fis aucune objection. Mais je ne voulais pas partir sans passer quelques jours chez Mme de Charrière, et je montai à cheval pour lui faire une visite. Outre le chien que j’avais été obligé d’abandonner sur la route de Londres à Douvres, j’avais ramené une petite chienne à laquelle j’étais fort attaché : je la pris avec moi. Dans un bois qui est près d’Yverdon, entre Lausanne et Neuchâtel, je me trompai de chemin, et j’arrivai dans un village à la porte d’un vieux château. Deux hommes en sortaient précisément avec des chiens de chasse. Ces chiens se jetèrent sur ma petite bête, non pour lui faire du mal, mais au contraire par

  1. Marianne Marin, ménagère de M. Juste de Constant, que celui-ci épousa par la suite lorsqu’il alla s’établir à Brévans près Dôle.