Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/275

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père arrangea donc mon départ avec un jeune Bernois, officier dans son régiment[1].

Il ne me parla que de ce qui se rapportait à mon voyage, et je montai en voiture sans une parole un peu claire sur l’équipée que je venais de faire ou le repentir que j’en eus et sans que mon père m’eût dit un mot qui montrât qu’il en eût été triste ou mécontent. Le Bernois avec qui je faisais route était d’une des familles aristocratiques de Berne. Mon père avait ce gouvernement en horreur et m’avait élevé dans ces principes. Ni lui ni moi ne savions alors que presque tous les vieux gouvernemens sont doux parce qu’ils sont vieux et tous les nouveaux gouvernemens durs, parce qu’ils sont nouveaux. J’excepte pourtant le despotisme absolu comme celui de Turquie ou de Russie parce que tout dépend d’un homme seul, qui devient fou de pouvoir, et alors les inconvéniens de la nouveauté qui ne sont pas dans l’institution, sont dans l’homme. Mon père passait sa vie à déclamer contre l’aristocratie bernoise, et je répétais ses déclamations. Nous ne réfléchissions pas que nos déclamations mêmes, par cela seul qu’elles étaient sans inconvéniens pour nous, se démontraient fausses ; elles ne le furent pourtant pas toujours sans inconvénient. À force d’accuser d’injustice et de tyrannie les oligarques qui n’étaient coupables que de monopole et d’insolence, mon père les rendit injustes pour lui, et il lui en coûta enfin sa place, la fortune et le repos des vingt-cinq dernières années de sa vie[2]. Rempli de toute sa haine contre le gouvernement de Berne, je me trouvai à peine dans une chaise de poste avec un Bernois que je commençai à répéter tous les argumens connus contre la politique, contre les droits enlevés au peuple, contre l’autorité héréditaire, etc., ne manquant pas de promettre à mon compagnon de voyage que, si jamais l’occasion s’offrait, je délivrerais le pays de Vaud de l’oppression où le tenaient ses compatriotes. L’occasion s’est offerte, onze ans après. Mais j’avais devant les yeux l’expérience de la France où j’avais été

  1. En marge du manuscrit se trouve ici la mention « argent renvoyé et perdu. » Il s’agit sans doute des sommes que lui avaient avancées ses amis en Angleterre.
  2. M. Juste de Constant eut un long procès à soutenir contre les autorités militaires des Pays-Bas, procès dans lequel Leurs Excellences de Berne soutenaient ses ennemis. Il commença par le perdre, mais le jugement fut annulé en 1796 et on le rétablit dans ses grades. Benjamin durant ce temps ne cessa de faire des efforts pour la défense de son père.