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musique joua ses fanfares de triomphe, et les soldats marchaient allègrement. Les officiers supérieurs s’étaient groupés autour de leur camarade. Hélas ! le membre perdu enlevait au vaillant mutilé l’équilibre nécessaire, il fléchissait. Mettant pied à terre, d’amères pensées couvrirent son front de tristesse.

Sur la grande place où se trouvait notre demeure, les bataillons se rangèrent, manœuvrant sous le commandement de mon père. L’altération profonde de sa voix nous frappa, et nous sentîmes que quelque chose d’étrange se passait en lui. En effet, il venait de comprendre la nécessité de renoncer à cette vie qu’il avait aimée avec le double sentiment « de la passion et du devoir. » Cette résolution soudaine fut absolue.

Vinrent les amertumes, la fin de tout ce qui enflamme le cœur du soldat. Vint la nuit des impuissans regrets, l’irréparable ; une existence désormais sans intérêt, voilà ce qui suivit et ce qui dura. Aimant les siens d’un amour sans limite, mon père s’enferma dans cet horizon plus étroit, de nouveaux devoirs s’imposent, « d’autant plus sacrés qu’ils se montrent plus austères. »

Rompant avec le passé, qui lui fut si cher, il en parlait peu, apportant dans cette acceptation d’un fait très dur la fermeté de son caractère. Je ne dirai pas qu’il se résigna ni qu’il eut « le courage allègre ; » mais ce qu’il faut affirmer, c’est qu’un sentiment religieux ne fut pas étranger au calme supérieur qui le soutint alors. Cette force nouvelle ne devait jamais se démentir.

Le maréchal Baraguay d’Hilliers, le général de Ladmirault se réunirent pour modifier une résolution qui fermait son avenir militaire. Cette décision était très regrettable, il faut le reconnaître. Mon père n’y changea rien.

Calme et sérieuse, notre vie morale s’alimentait de souvenirs et d’espoirs, ceux-ci arrivant par-delà l’Océan, chaude clarté capable de nous réjouir, car il n’est, paraît-il, si triste saison qu’un rayon ne colore.

La première lettre de Robert nous parla de Ténériffe :

Nous n’y descendons pas. Le temps menace. La petite ville espagnole de Santa-Cruz n’est d’ailleurs qu’une baie sans intérêt.


N’en parlons pas ; revenons à mon bateau, à ses habitans. Savez-vous ce qu’est, sur un bâtiment, le « carré ? » Tout à la fois salle à manger, salon, fumoir ; aspirans et enseignes y vivent ensemble, c’est là où se forment les plus durables amitiés du marin, et quelquefois aussi où naissent ses plus tenaces antipathies.