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sauveur ! Braves gens, si vous voulez être sauvés, ayez donc le courage de vous sauver vous-mêmes ! Songez donc un instant à ce que coûtent les sauveurs, aux centaines de mille hommes qu’ils ont envoyés mourir sur les champs de bataille, aux milliards qu’ils ont fait sortir de vos bas de laine, à la patrie deux fois mutilée. Le mal est si invétéré chez nous, nous avons au fond l’âme et les mœurs si peu républicaines que nous sommes toujours prêts à retomber dans le même péché.

Pour un observateur attentif, il n’y avait pas d’esprit plus médiocre que le général Boulanger. Cet homme, tout de surface et de mise en scène, n’en devint pas moins la coqueluche d’une partie de la France. Beaucoup de prétendus conservateurs se groupèrent derrière lui et derrière son cheval noir, comme si ce général d’aventure devait leur apporter le salut de la patrie. Au fond, que leur aurait-il apporté ? Vraisemblablement la guerre et l’invasion, une pâle copie du régime impérial avec moins de gloire et plus de malheurs. Dans les dernières années du second Empire, nous ne pouvions pas prévoir la tragédie de Sedan. Personne n’aurait hasardé une prophétie aussi lugubre. Mais une inquiétude vague flottait dans l’air. Pour mon compte personnel, je n’y voyais qu’un remède, la participation de tous les citoyens aux affaires publiques. Trop de Français se désintéressaient de la politique, comme s’il ne s’agissait pas là de leurs intérêts les plus chers, et en remettaient la conduite au gouvernement seul. Il fallait lutter contre cette inertie, avertir, éclairer l’opinion. La presse d’opposition, si surveillée qu’elle fût, rendait au moins le service d’exercer un commencement de contrôle, d’habituer le public à juger les actes du gouvernement. De cet état d’esprit à l’idée de partager la fortune d’un journal indépendant, il ne restait plus qu’un pas à franchir. Sans aucune sollicitation de personne, par un besoin de ma conscience, je le franchis en 1864. Marié, père de famille, je ne disposais que d’un revenu bien modeste. Mais nous recueillions le profit des leçons de simplicité que, ma femme et moi, nous avions reçues de nos deux familles. L’extrême modération de nos besoins nous permettait de mettre de côté quelques économies.

Pouvions-nous en faire un meilleur usage qu’en nous intéressant au sort d’un journal qui représentait nos idées, dont la politique sensée, libérale, répondait à tous nos instincts ? Si la bourgeoisie française ne consentait à aucun sacrifice, ne courait-elle