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pas le risque de regretter un jour amèrement son indifférence ? C’est ainsi que les premières économies du jeune ménage furent portées au Temps. Nous les lui offrions bien volontiers comme un cadeau, sans grand espoir de rémunération. En 1864, la situation du journal n’était pas brillante. Il avait déjà absorbé la plus grande partie du capital consacré à sa fondation, il vivait au jour le jour, non sans inquiétude pour le lendemain. Quant à nous, nous avions la foi, nous espérions que la fortune du Temps grandirait autant que le méritait le rare talent de Nefftzer et la fermeté de sa politique. Mais dût-il ne réussir qu’imparfaitement, nous étions d’avance résignés au sacrifice. Si les libéraux ne travaillaient pas eux-mêmes à conquérir la liberté, qui donc les aiderait ?


II

De cette époque datent mes relations avec M. Adrien Hébrard, un des esprits les plus distingués du journalisme français, et avec la rédaction du journal. Je me rappelle encore le jour de l’année 1864 où j’apportai mon premier article sur Daniel Defoë et la liberté de la presse en Angleterre. Les foudres du gouvernement n’allaient-elles pas fondre sur nos têtes ? Heureux les hommes d’aujourd’hui qui peuvent tout écrire avec une entière liberté ! Ils ne se doutent pas des épreuves et des angoisses par lesquelles nous avons passé lorsque la presse n’était pas libre, lorsqu’il suffisait d’une phrase trop vive pour mettre en danger l’existence d’un journal. Ceux qui n’ont pas connu cette époque douloureuse peuvent se plaindre quelquefois avec raison de l’extrême liberté de la presse, mais qu’ils en croient notre expérience ! Pour l’ensemble de la nation elle-même, pour la force et pour l’honneur du pays rien de plus dangereux que le régime du silence. C’est le silence qui conduit aux catastrophes. Tout vaut mieux, même les excès, que l’obscurité et les ténèbres. A la lumière du jour on voit les écueils, on les évite. La nuit, le bâtiment court à sa perte sans même soupçonner le péril.

Il m’est impossible de me reporter à cette lointaine époque sans évoquer deux physionomies fort différentes auxquelles le Temps a dû ses premiers succès, celles de Nefftzer et de Scherer. Nefftzer était un Alsacien trapu et robuste, d’un abord un peu