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vu le moment où François Buloz, qui voulait avant tout sauver son œuvre, sa création personnelle, irait s’installer à Genève pour échapper aux foudres impériales. Il l’aurait fait, comme il le laissait entrevoir, si de puissantes amitiés n’étaient intervenues entre le gouvernement et lui. On fit entendre au gouvernement que ce serait une honte de priver la France d’un organe si estimé et si répandu dans le monde entier ; à François Buloz qu’il y aurait peut-être quelque danger, même pour lui, à s’éloigner d’un centre tel que Paris, d’une vie intellectuelle si variée et si puissante. L’intérêt de la Revue, qui dominait toute sa vie, le décida à rester. Mais aussi, quel cri de délivrance lorsque l’Empire succomba sous le poids de ses fautes ! Toutes les rancunes accumulées contre un régime qui, depuis tant d’années, opprimait la pensée se déchaînèrent alors librement. François Buloz ne pouvait ni oublier ni pardonner à l’Empire les angoisses qu’on lui avait causées.

J’ai connu peu d’hommes plus entièrement possédés par une pensée unique que ce journaliste de premier ordre. Il était d’une humeur parfois difficile, mais d’un discernement très sûr. Il ne se trompait pas sur la valeur des articles qu’on lui apportait. Il les jugeait au point de vue de l’accueil que leur feraient les lecteurs de la Revue. Il ne faisait pas de concessions, même aux meilleurs écrivains, même à George Sand, à Cousin, à Renan, à Taine, lorsque ceux-ci couraient le risque de froisser le public. Ce n’est pas qu’il flattât l’opinion populaire. Il ne poursuivait que des succès de bon aloi, mais il se considérait comme le meilleur juge, comme le juge presque infaillible des conditions du succès. Il me donna une fois son avis motivé sur deux articles que je lui apportais. Il me conseilla de les condenser, de les ramasser en un et, quoique j’eusse commencé par résister, je fus obligé de reconnaître après discussion qu’il avait raison contre moi.

Nous eûmes surtout de fréquentes relations pendant le siège de Paris. La plupart des rédacteurs de la Revue avaient quitté la capitale. Quelques amis de la maison restaient seuls, entre autres Caro, Emile Beaussire et moi. Avec l’opiniâtreté de son caractère, Buloz voulait cependant que la Revue parût. Pour répondre à son désir, nous fûmes obligés de nous multiplier : il nous arriva pendant plusieurs mois de suite de donner un article dans chaque numéro. Pour ma part, je fus chargé de tout ce qui concernait