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prendre position. Lui répondait qui voulait. Sous la protection de la sonnette chacun pouvait prendre la parole à son tour avec la certitude de n’être pas interrompu par le bruit des conversations particulières. On se sentait alors si à l’aise, si bien soutenu par l’attention de tous, il se dégageait de ce milieu intellectuel une telle quantité de fluide que des gens d’ordinaire peu communicatifs y devenaient éloquens. Je garde le souvenir d’improvisations merveilleuses qui ne se seraient pas produites ailleurs, qui naissaient sur place du frottement, de l’excitation de tant d’esprits distingués.

Rue de la Chaussée-d’Antin, dans l’hôtel que devait occuper plus tard le journal la République Française, le président Benoît-Champy et sa femme recevaient une société choisie de littérateurs et d’artistes. On y entendait d’excellente musique. Mme Patti, Mme Boucher, Mme Trélat y chantaient, M. Patin y disait des vers, le président lui-même y récitait des fables de sa composition d’un tour aisé et spirituel.

Aucun de ces salons n’égalait en importance et en influence politique celui de l’écrivain célèbre qui signait ses ouvrages du pseudonyme de Daniel Stern. La comtesse d’Agoult, née Flavigny, occupait une place à part dans la société parisienne. Par sa naissance et par ses alliances, elle tenait au faubourg Saint-Germain, par ses opinions à la République. Son Histoire de la Révolution de 1848, écrite du style le plus vigoureux, donnait de sa personne et de son talent une idée élevée. On n’y sentait rien de faible ni d’efféminé. Le ton en était grave, sérieux, viril. Il eût été difficile de raconter les événemens avec plus de fermeté. Ce livre avait classé tout de suite Daniel Stern parmi les écrivains avec lesquels on compte. Sa connaissance des littératures étrangères, ce qu’elle avait écrit sur Dante et sur Goethe augmentaient encore son crédit intellectuel. Quoiqu’elle ne fût plus jeune, elle conservait sous ses cheveux blancs des lignes de visage sculpturales, d’une grande pureté et d’une grande noblesse.

Chaque dimanche dans l’après-midi son salon s’ouvrait à des hommes de tous les partis parmi lesquels dominait l’esprit d’opposition à l’Empire. Son gendre M. Emile Ollivier, alors dans tout l’éclat de sa jeune renommée, y donnait le ton. Mme d’Agoult elle-même, assise au coin de la cheminée, encourageait la conversation sans y prendre une part très active. Sa présence se faisait sentir bien plus par la dignité constante de son maintien,