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I

Mais, si l’Argent est maître chez lui, il n’est maître que chez lui. Si l’Argent n’a pas plus souci de la « raison » dans le choix de ses favoris, que les prix n’ont souci de la « justice » dans leurs rapports vis-à-vis les uns des autres, — et que peuvent la raison ou la justice contre l’offre et la demande, contre l’abondance ou la rareté ? — si la richesse se forme donc, se dissipe ou s’accroît à sa guise, suivant ses lois propres qui n’ont rien à démêler avec les lois politiques ou morales, son domaine, son rôle, peuvent être bornés plus ou moins par la législation et par les mœurs.

L’Argent peut être plus ou moins confiné chez lui : par la Constitution, suivant que certaines charges ou dignités s’achètent ou ne s’achètent pas ; par l’Opinion, suivant le rang assigné par elle aux biens de la fortune, parmi les autres biens, les autres forces, les autres prestiges de la terre. Il n’est pas rare d’entendre dire que le rôle de l’argent s’est accru de nos jours et que nous sommes menacés de ploutocratie. J’aurai donc l’air d’énoncer un paradoxe en affirmant que c’est plutôt le contraire qui est arrivé : la ploutocratie ne semble point à craindre ; nous serions plutôt enclins à la « ploutophobie. »

C’est dans le passé, sous l’ancien régime, depuis la fin du moyen âge jusqu’à la Révolution, lorsqu’il ne se faisait plus grand’chose par la Force et qu’il ne s’en faisait guère par l’Opinion, que l’Argent a régné en France. Presque tout se vendait, puissance et honneurs, emplois civils et militaires, et la noblesse elle-même dont les titres étaient inséparables des terres sur lesquelles ils reposaient. Il fallait être riche pour devenir quelque chose et, si la faveur du prince distinguait parfois un homme pauvre, elle en faisait du même coup un grand et un riche, parce que la richesse était la conséquence ordinaire du pouvoir.

Pour l’opinion publique de jadis, cette richesse, voyante et fastueuse, attirait par elle-même le respect, et le légitimait d’ailleurs par la noblesse et les dignités qui s’y annexaient. Elle unissait ainsi l’ensemble de ces « grandeurs d’établissement, » suivant le mot de Pascal, en face desquelles les « grandeurs naturelles, » le talent et la science, demeuraient bien peu de