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présenté à lui comme un protestant, persécuté pour cause de religion par sa famille. Ce Baumier était un homme perdu de mœurs, sans fortune, sans asile, un véritable chevalier d’industrie de la plus mauvaise espèce. Il tâcha de s’emparer de moi, en se mettant de moitié dans toutes les sottises que je voulais faire, et il ne tint pas à lui que je n’adoptasse le genre de vie le plus dissolu et le plus abject. Comme, indépendamment de tous ses vices, il était sans esprit, fort ennuyeux et très insolent, je me lassai bientôt d’un homme qui ne faisait que m’accompagner chez des filles et m’emprunter de l’argent, et nous nous brouillâmes. Il écrivit, je crois, à mon père, et il exagéra, je suppose, le mal qu’il y avait à dire de moi, quoique la vérité fût déjà très suffisante. Mon père arriva lui-même à Paris et m’emmena à Bruxelles, où il me laissa pour retourner à son régiment. Je restai à Bruxelles depuis le mois d’août jusqu’à la fin de novembre, partageant mon temps entre les maisons d’Anet et d’Aremberg, anciennes connaissances de mon père, et qui, en cette qualité, me firent un très bon accueil, et une coterie de Genevois, plus obscure, mais qui me devint bien plus agréable. Il y avait dans cette coterie une femme d’environ vingt-six à vingt-huit ans, d’une figure fort séduisante et d’un esprit fort distingué. Je me sentais entraîné vers elle, sans me l’avouer bien clairement, lorsque, par quelques mots qui me surprirent d’abord encore plus qu’ils ne me charmèrent, elle me laissa découvrir qu’elle m’aimait. Il y a, dans le moment où j’écris, vingt-cinq ans d’écoulés depuis le moment où je fis cette découverte, et j’éprouve encore un sentiment de reconnaissance en me retraçant le plaisir que j’en ressentis.

Mme Johannot, c’était son nom, s’est placée dans mon souvenir, différemment de toutes les femmes que j’ai connues : ma liaison avec elle a été bien courte et s’est réduite à bien peu de chose. Mais elle ne m’a fait acheter les sensations douces qu’elle m’a données par aucun mélange d’agitation ou de peine : et à quarante-quatre ans je lui sais encore gré du bonheur que je lui ai dû lorsque j’en avais dix-huit. La pauvre femme a fini bien tristement. Mariée à un homme très méprisable de caractère et de mœurs très corrompues, elle fut d’abord traînée par lui à Paris où il se mit au service du parti qui dominait, devint, quoique étranger, membre de la Convention, condamna le Roi à mort et continua jusqu’à la fin de cette trop célèbre assemblée à y jouer un rôle lâche et équivoque. Elle fut ensuite reléguée dans