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un village d’Alsace pour faire place à une maîtresse que son mari entretenait dans sa maison, elle fut enfin rappelée à Paris pour y vivre avec cette maîtresse que son mari voulait l’obliger à servir, et les mauvais traitemens dont il l’accabla la poussèrent à s’empoisonner. J’étais alors à Paris moi-même et je demeurais dans son voisinage : mais j’ignorais qu’elle y fût, et elle est morte à quelques pas d’un homme qu’elle avait aimé et qui n’a jamais pu entendre prononcer son nom sans être ému jusqu’au fond de l’âme ; elle est morte, dis-je, se croyant oubliée et abandonnée de toute la terre. Il y avait à peine an mois que je jouissais de son amour, quand mon père vint me prendre pour me ramener en Suisse. Mme Johannot et moi nous nous écrivîmes de tristes et tendres lettres, au moment de mon départ. Elle me donna une adresse sous laquelle elle consentit à ce que je continuasse à lui écrire : mais elle ne me répondit pas. Je me consolai sans l’oublier, et l’on verra que bientôt d’autres objets prirent sa place. Je la revis deux ans après une seule fois à Paris, quelques années avant ses malheurs. Je me repris de goût pour elle, je lui fis une seconde visite ; elle était partie : lorsqu’on me le dit, j’éprouvai une émotion d’une nature tout à fait extraordinaire par sa tristesse et sa violence. C’était une sorte de pressentiment funeste que sa fin déplorable n’a que trop justifié. De retour en Suisse, je passai de nouveau quelque temps à la campagne, étudiant à bâtons rompus et m’occupant d’un ouvrage dont la première idée m’était venue à Bruxelles, et qui, depuis, n’a jamais cessé d’avoir un grand attrait pour moi : c’était une histoire du polythéisme. Je n’avais alors aucune des connaissances nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un tel sujet. Nourri des principes de la philosophie du XVIIIe siècle et surtout des ouvrages d’Helvétius, je n’avais d’autre pensée que de contribuer pour ma part à la destruction de ce que j’appelais les préjugés. Je m’étais emparé d’une assertion de l’auteur de l’Esprit, qui prétend que la religion païenne était de beaucoup préférable au christianisme ; et je voulais appuyer cette assertion, que je n’avais ni approfondie, ni examinée, de quelques faits pris au hasard et de beaucoup d’épigrammes et de déclamations que je croyais neuves. Si j’avais été moins paresseux, et que je me fusse moins abandonné à toutes les impressions qui m’agitaient, j’aurais peut-être achevé en deux ans un très mauvais livre, qui m’aurait fait une petite réputation éphémère dont j’eusse été bien satisfait. Une fois engagé par amour-propre, je n’aurais pu