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fossé. Il estimait cependant comme un trait d’immense humanité de faire grâce de la vie aux femmes et aux enfans des condamnés, sous cette condition que les femmes auraient les seins coupés et que les mâles seraient traités de manière à lui assurer l’extinction non douteuse de la race ennemie. Pas un seul instant la fureur de cette âme abominable ne se relâche, mais, dans des accès de sauvagerie chaque jour ravivés, — sed in dies rediviva feritate debacchaatem, — il livre au plus effroyable supplice, si l’on en doit croire les auteurs contemporains, plus de trente mille personnes de tout sexe et de tout âge. »

Il n’est pas étonnant que contre des princes de cette espèce, même moins barbarement délirans qu’Ezzelino, des bras armés se soient levés. Ce qui le serait plutôt, si tant de patience ne s’expliquait naturellement par la faiblesse, c’est qu’ils ne se soient levés ni plus souvent, ni plus vite. En somme, les conspirations sont fréquentes, parce que les raisons de conspirer sont multiples, et qu’il n’y a, au contraire, qu’une raison de ne pas conspirer, qui est l’impuissance où l’on est de le faire, l’insolence de la fortune du tyran, ou le manque d’occasion. En cela, comme dans toutes les affaires humaines, actions et réactions s’appellent et se commandent. Le tyran a le sentiment de son instabilité, de sa précarité ; il n’en est que plus pressé de vider la coupe ; sachant qu’il n’est que d’un jour, c’est un jour qu’il ne veut pas perdre ; n’étant pas le maître de l’heure, mais seulement un maître d’une heure, cet égoïsme aveugle et sourd, déjà développé en lui par les circonstances mêmes de son élévation et de sa domination, s’en accroît encore : il voit l’Etat tout entier en lui-même, il ne voit que lui dans l’État et l’Etat qu’en lui : il le rapporte tout entier à lui, et peu lui importe qu’il l’emporte avec lui. Des princes, des rois, des empereurs, des pontifes, et même de très grands pontifes, en sont là : « Jouissons de la Papauté, puisque Dieu nous l’a donnée, » dira Léon X à son frère Julien. Le peuple, d’autre part, a le sentiment de l’illégitimité du tyran : il sait d’où il vient, comment il est venu, et il ne l’estime pas, s’il ne le méprise. Comme il ne voit en lui de respect pour personne ni pour rien, pour aucune grandeur, homme ou chose, pour aucune majesté divine ou humaine, il n’a pour lui aucun respect. Un Gabrino Fondolo, tyran de Crémone, peut bien avoir la pensée de jeter en bas de la grande tour ses hôtes, le Pape et l’Empereur, mais il n’est pas dans Crémone un mendiant