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soucie comme ne s’en soucia celui-ci, montrant sa magnanimité et l’esprit libéral qui le fait grand, et monte jusqu’aux étoiles, pour avoir négligé et fait peu d’estime de ces choses que beaucoup de lâches grossissent, craignant que toute mouche ne les pique. » Aussi bien la névrose du prince gagne-t-elle le peuple : il est, lui aussi, comme hyperesthésié par des secousses répétées ; les tumultes naissent aisément dans cet état trépidant : « Et ainsi sont et ignorans et fous les peuples qui, particulièrement en temps de guerre, s’il tombe un quarteron de noix, ou si une chatte casse un plat, s’émeuvent à rumeur, croyant que ce sont les ennemis, et là-dessus, comme grives ivres, s’enfuient en désordre, la tête perdue. »

En cette universelle trépidation, en ce perpétuel tremblement des esprits et des cœurs, le prince qui s’inquiète d’une mouche et le peuple qui fuit devant une grande pluie, criant : « Au secours ! Aux armes ! » sont toujours prêts à se jeter l’un sur l’autre. C’est pourquoi le tyran n’est pas bon et ne peut pas l’être ; s’il l’était, il ne le resterait pas ; s’il le restait, il le serait à l’excès, il serait dupe. Et c’est pourquoi le conseil de se faire aimer est vain, mais celui de se faire craindre, passé un certain degré, ne l’est pas moins. Machiavel les lui donnera successivement tous les deux : dans le Prince (1513), il lui a conseillé de se faire craindre ; dans les Istorie fiorentine (à la fin du septième livre et par conséquent vers 1525), il lui conseille de se faire aimer. Mais s’il ne dépend pas du prince de se faire aimer, tandis qu’il dépend de lui de se faire craindre, il doit bien prendre garde à ne pas dépasser la limite, à ne pas toucher le point où il n’y aurait plus de crainte plus grande que celle même qu’il inspirerait ; il doit ne pas s’interrompre un instant de se faire craindre assez, sans en venir jamais à se faire craindre trop. Sinon, s’il n’y a pas de crainte plus grande que la crainte du prince, celle-ci supprime toutes les autres, et devient un mobile d’action.

Tout, au surplus, est mobile d’action pour un tel peuple contre un tel prince : l’illégitimité du tyran, ses offenses, ses bienfaits même, et même l’oisiveté de gens qui, sous lui, ne travaillant que pour lui, n’ont de goût ou d’intérêt à rien faire. Avec le besoin de tout analyser et l’habitude de tout réduire en formule, qui sont les marques de son génie, Machiavel a soigneusement distingué entre les offenses que le prince peut commettre envers ses sujets : 1er dans les biens ; 2° dans le sang ; 3° dans l’honneur,