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Saillant du renversement de ses projets. Elle alla s’enfermer à Marignane avec son père et avec les femmes qui étaient attachées à ce pauvre Valbelle. Un mois après, tout ce monde avait recouvré le goût de vivre ; la douleur de chacun et celle de la comtesse même étaient devenues « raisonnables ; » M. de Marignane s’ennuyait chez lui ; il voulait reprendre sa vie coutumière au château du Tholonet. Il engagea Emilie à y reparaître. Bientôt, on rouvrit le théâtre, on replanta les décors, on ralluma les flambeaux, les thyrses refleurirent, et la comédie reprit de plus belle... D’abord, se sentant « jouer sur les cendres de son fils, » Emilie s’évanouit à trois reprises. Sa voix était fatiguée, sa maigreur était effrayante ; elle ne pouvait tenir à table : « cela, dit le bailli, ne fit rien à ce tas d’égoïstes. » Enfin, elle se raccoutuma. Il n’était plus question que pour la forme de sa rentrée au Bignon. D’ailleurs, on y intriguait trop évidemment pour la libération de son mari, dont on voulait qu’elle prît l’initiative pour lui en laisser la responsabilité ; l’Ami des Hommes ne songeait « qu’à tirer race de ces fols. » Le 23 octobre 1779, — un an après la mort de Gogo, — Emilie récrivait à Mme du Saillant sur le ton enjoué de l’idylle :


Te voilà encore grosse, ma bonne sœur ; permets que je m’informe comment tu supportes ce nouveau fardeau ; papa (l’Ami des Hommes] a eu la bonté de me mander cette nouvelle. Je n’ose pas te dire que, malgré le plaisir que j’aurai à te voir un petit chevalier, j’aurais désiré que tu ne te pressasses pas tant de le fabriquer. Mais enfin, à choses faites conseils sont pris...

Je n’écris pas aujourd’hui à mon beau-père, ma chère sœur, parce que j’ai reçu une lettre de M. de Mirabeau, ainsi que papa, dont je veux lui faire passer des copies, et que, comme je ne les ai que depuis hier soir, je n’en ai pas eu le temps. Je te dirai seulement que M. de Mirabeau se justifie tant qu’il peut, surtout du mémoire (à Malesherbes] dont il accuse un M. de Groubert de Groubenthal[1]. Il prie, il s’adoucit, enfin, je t’avouerai qu’il me déchire l’âme. Que ne me dit-il encore des injures, il me donnerait de la force contre lui dont j’ai grand besoin. Je manderai à papa la détermination que mon père prendra ; il veut se charger des réponses, je crois qu’il faut que je réponde pour moi...

Je te quitte, ma chère sœur, car j’ai à peine le temps de respirer ; j’ai ici 18 ou 20 personnes sur les bras. M.M. de Galliffet vont faire leur entrée aux Martigues à deux lieues d’ici, et ils sont venus, eux, toute leur famille, et toute notre société à nous, et la famille de ma tante, passer quinze jours

  1. Avocat marron, conseil de la marquise de Mirabeau.