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public d’aujourd’hui est un fait : il n’est pas sans intérêt de l’expliquer et d’en indiquer les causes.

Electre peut d’autant mieux nous servir d’exemple qu’elle n’est pas, dans le répertoire antique, l’une des pièces les mieux appropriées à notre goût moderne. Elle n’a, pour nous plaire, ni l’énormité du drame eschyléen, ni le romanesque du théâtre d’Euripide. Elle n’est même pas, entre les pièces de Sophocle, celle que nous préférons. On n’y trouve pas cette progression dans l’horreur qui fait pour nous le succès d’Œdipe-Roi. On n’y rencontre pas, comme dans Antigone ou dans Œdipe à Colone, une de ces touchantes figures qui restent pour nous la personnification de la piété filiale et de l’esprit de sacrifice. Au contraire, le rôle d’une Electre, d’un Oreste est pour révolter notre conscience. Oreste, revenu à Argos pour commettre un parricide, n’a pas un instant d’hésitation, pas un scrupule, pas un frémissement. Souvenons-nous d’Hamlet ! Placé dans une situation analogue, le héros shakspearien est aussitôt en proie au trouble d’une conscience bouleversée : la face du monde est pour lui changée ; il se pose avec angoisse le problème de notre destinée ; il discute avec lui-même, il ergote au lieu d’agir, il devient fou. Souvenons-nous de l’Electre moderne qui s’appelle Colomba ! Elle aussi, la jeune fille corse, se consacre, sans faiblesse et sans remords, à son œuvre de vengeance. Mais, sous chacun de ses gestes et dans chacune de ses paroles, nous devinons l’ironie de l’auteur qui se plaît à nous effrayer et à nous scandaliser ; l’impersonnalité de Mérimée n’est qu’apparente : à vrai dire, il souligne le caractère atroce de cette aimable furie et s’amuse, en disciple docile de romantique, à fabriquer un monstre. Pas un mot dans l’auteur grec ne laisse soupçonner qu’il désapprouve la conduite de ses héros. C’est bien à l’aventure de deux parricides que nous allons nous intéresser : pas une atténuation à cette cruauté, pas un répit dans ce drame continûment tendu et dur. Qu’en dépit de notre sensibilité, — et chacun sait si nous sommes des personnes sensibles ! — nous puissions, non seulement supporter ces horreurs, mais y prêter une attention complaisante, voilà quelle est ici la merveille, et c’est par quoi éclate la puissance de l’illusion créée par l’art.

D’abord, la pièce est admirablement construite, et c’est un plaisir, celui même du théâtre, de voir une action marcher à son terme avec cette sûreté infaillible. Oreste a machiné tout un plan pour rentrer, sans être reconnu, dans le palais de son père, et tromper la vigilance inquiète de ses ennemis. Ce plan va s’exécuter devant nous, point par point. Nous sommes dans le secret de la ruse. Nous n’aurons, à aucun