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français, par l’auteur du Curé de Tours et du Cousin Pons. Balzac et Dickens, l’heure de la justice est décidément venue pour ces deux grands hommes, dont chacun est peut-être la plus vivante incarnation de ce que contiennent de plus essentiel l’esprit et le cœur de sa race.

Avec sa pénétration et son ingéniosité ordinaires, M. Chesterton nous explique quelques-uns des motifs de la défaveur témoignée longtemps à Dickens par un très grand nombre de lettrés anglais. C’est que, d’abord, la génération « réaliste » d’il y a vingt ans a été choquée du caractère excessif, et absolument irréel, — ou plutôt « anti-naturaliste, » — des peintures d’un écrivain qui, avant tout et par-dessus tout, avait toujours été un poète ; et lorsque ensuite le goût est revenu aux poètes, la nouvelle génération « symboliste » et « décadente » s’est choquée de ce que la poésie de Dickens avait de puissant, de joyeux, de foncièrement naturel et sain, tandis qu’elle ne prenait plaisir qu’à une poésie toute maladive, tout artificielle, et toute désolée. Mais aujourd’hui la beauté de l’art de Dickens a triomphé des diverses préventions élevées contre elle, comme il arrive, à Londres même, par les après-midi d’été, que le soleil traverse victorieusement la masse des brouillards. Et nul obstacle ne l’empêchera plus de briller, de charmer les yeux, et d’échauffer les âmes.


Malgré l’incertitude fatale de toute prédiction, je n’hésite pas à affirmer que la place de Dickens, dans la littérature anglaise du XIXe siècle, n’apparaîtra pas seulement très haute, mais absolument la plus haute. A une période donnée de la réputation de Dickens, pendant qu’il vivait encore, un Anglais de l’espèce moyenne aurait dit que l’Angleterre possédait, à ce moment, cinq ou six romanciers de valeur à peu près égale. Il aurait mis sur cette liste Dickens, Bulwer Lytton, Thackeray, Charlotte Brontë, George Eliot, et peut-être y aurait-il ajouté encore d’autres noms. Un demi-siècle a passé depuis lors ; et plusieurs de ces romanciers sont descendus à un rang beaucoup plus bas. Aujourd’hui, des lettrés se rencontrent pour dire que, sur la plate-forme la plus haute, il ne reste plus que Thackeray et Dickens ; et quelques-uns joignent à ces deux noms celui de Charlotte Brontë. Je prends sur moi de prédire que, lorsque plus d’années auront passé, et que plus de triage aura été effectué, Dickens dominera toute la littérature anglaise du XIXe siècle : c’est lui qui restera, seul, sur le plate-forme.


Il restera seul précisément parce que son œuvre, n’étant point empruntée à la vie de son temps, comme celle des plus célèbres de ses contemporains, échappera à la prise du temps. « Les auteurs qui sont condamnés à souffrir du temps sont ceux qui ont soigneusement observe