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instrument politique, c’est une autre chose ; je vous dis que celui qui n’a pu dans aucun pays aborder aucun homme public sans l’aliéner, n’est pas fait pour les affaires ; ce génie est un génie à part, comme celui de la poésie et des mathématiques. On l’a ou on ne l’a pas. Il était nécessaire ici, me dites-vous : oui, sans doute, ici, dans la chambre, ou tout au plus dans la maison où j’écris, mais hors de là, je crois que c’est tout le contraire. Feuilletez, d’ailleurs, l’histoire universelle, et dites-moi le nom d’un favori proprement dit, qui ait réussi dans la guerre ou dans la politique. Vous êtes bien le maître de dire de vous tout le mal que vous voudrez ; mais vous êtes bien un autre homme sous ce rapport. Vous me dites cependant : Je suis moins fait qu’un autre pour le remplacer. Tant pis ; mais pour qui ? voilà la question. J’espère, mon cher comte, que vous ne trouverez rien d’injuste dans ces idées quand vous les examinerez de près et de sang-froid.

« Mon fils est extrêmement sensible à votre souvenir et vous présente ses respects. Il est aujourd’hui 6e lieutenant (de 14) et aide de camp du général Depreradowitz, colonel chef de son régiment. Je ne pense plus qu’à lui : quant à moi, je pense que mon rôle sur cette planche est terminé.

« Le maréchal comte de Stedting[1] (car ce sont ses titres aujourd’hui) est sur le point de nous quitter ; nous en sommes tous très fâchés et je crois qu’il l’est lui-même plus qu’il ne le dit. La Suède se trompe bien à mon sens si elle croit qu’on quitte les rois comme des habits usés pour en prendre d’autres sans coup férir. Elle verra ce qui l’attend. Je ne sais que vous dire de ces particularités dont vous me parlez et qui vous ont fait de la peine[2]. On lui a toujours voulu du mal dans le pays que vous habitez où on l’appelait Jacobin parce qu’il aimait la France (suivant le dictionnaire reçu). D’ailleurs, mon cher comte, au milieu des tempêtes politiques, celui qui manœuvre à peu près bien, doit être agréé et fêté partout, et c’est notre intérêt de ne pas faire attention à tout ; autrement, notre parti ne cessera de s’amincir, et nous finirons par dire comme cet écolier : Une fois que nous n’étions qu’un, oh ! que nous nous amusâmes.

  1. Après la chute de Gustave IV, il était revenu à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur.
  2. Dans l’entourage de Gustave IV, on accusait Stedting de n’avoir pas su défendre son maître contre l’insurrection qui le renversa.