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J’ai donc fait un paquet de deux services d’argent, de deux pantalons d’hiver, du Nouveau Testament de Robert Estienne et du Virgile de Baskerville. J’ai attaché le tout avec une vieille jarretière et j’attends les ordres de la Providence, tels qu’ils me seront signifiés par M. le maréchal prince Michael Loriouwitch Goulewescheff-Koutousoff, prince de l’Empire, Voilà où nous en sommes, mon très cher comte.

« A la bataille de Borodino, mon fils a vu la mort d’aussi près qu’il était possible, sans être touché ! Il était là comme amateur, car son régiment était dans la réserve et le général Depréradowitch dont il est aide de camp était malade. Mais il ne put tenir en place. Il alla avec le prince Dimitri Wladimirovitch Gollitria qui commandait les cuirassiers. Pendant douze heures, canons et balles ont eu la bonté de l’épargner. Au bout de ce temps, un obus est venu casser la tête de son cheval, tuer une ordonnance à côté de lui et le frapper lui-même d’un éclat, mais platement, par bonheur, au genou droit. Tout de suite la jambe a été paralysée. Mais les gens de l’art disent qu’il n’y a nul danger et qu’il en sera quitte pour être hors de combat pendant quelque temps. Là-dessus, il s’arracha les cheveux parce qu’il ne pourra pas être de la prochaine bataille. Je vous avoue que j’e me résigne plus aisément que lui. Dieu me préserve de lui dire : N’allez pas ! mais, si une blessure le retient, ma foi ! j’en prends grossièrement mon parti.

« Si la bataille de Borodino, 27 août (7 septembre), n’a pas été une victoire dans toute la force du terme, ce que la suite seule décidera, elle a été au moins un fait d’armes splendide, où les Russes se sont couverts de gloire. On s’est battu depuis quatre heures du matin jusqu’à la nuit close, avec un acharnement inconcevable. La même batterie a été prise et reprise jusqu’à quatre fois. Presque tous les généraux russes sont blessés, à commencer par le prince Bagration, qui l’est grièvement à la jambe[1]. Dès lors, le diable corse n’a pas remué ; mais, l’autre, de même, s’est déclaré incapable de prendre l’offensive puisqu’il a si fort reculé. Si c’est, comme on dit, pour se rapprocher de ses renforts et jouer à coup sûr, ce sera fort bien ; mais qui pourrait être tranquille ? Pour moi, je vous l’avoue, je vis dans de

  1. On sait qu’il mourut des suites de cette blessure, laissant une jeune veuve qui vint se fixer à Paris peu après et fit beaucoup parler d’elle sous la Restauration. Elle fut des amies de Metternich qu’elle avait connu au Congrès de Vienne.