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commencer par la Cour. Il n’y a plus un tableau de l’Hermitage à sa place. Toutes les demoiselles des deux instituts ont ordre de se tenir prêtes. Nous avons tous le pied sur le montoir, en attendant ou, pour mieux dire, en craignant le moment où il plaira à M. Buonaparte, après avoir pris et brûlé Moscou, de marcher sur la nouvelle capitale. On voulait la guerre, elle paraissait indispensable ; on l’a eue. Les fruits, jusqu’au moment où je vous écris, sont : douze provinces dévastées, détruites pour vingt ans peut-être ; un revenu de quarante-cinq millions de roubles éteint ; des torrens de sang versé pour reculer ; le meurtre, les incendies, les sacrilèges, l’outrage, les profanations marchant de front de Wilna à Smolensk, et l’existence politique de ce grand empire, jouée à pair ou non, dans une bataille que l’on donne peut-être pendant que je vous écris. Voilà ce que nous avons vu. Des personnes tout à fait dignes d’être écoutées nous disent cependant qu’à la fin, le Monstre est pris dans le filet qu’il a tendu, qu’il ne peut se tirer de là ; que ses moyens sont à bout, etc. Le maréchal prince Koutousoff a écrit à sa fille qui est mariée à Moscou : — Je vous défends de sortir de la ville sous peine de ma malédiction, et j’engage ma tête que l’ennemi n’y entrera pas. — Ainsi soit-il.

« Vous entendrez parler beaucoup de la bataille de Borodino. C’est une tuerie dont il y a peu d’exemples. Est-ce une victoire ? C’est ce que les suites nous apprendront. On comptait d’abord 90 000 morts de part et d’autre à Borodino. Je crois cependant qu’il y a de l’exagération. Beaucoup moins peut-être qu’on ne pourrait le croire. Koutousoff est demeuré maître du champ de bataille. Il a enterré les morts. Il a dit : La perte de l’ennemi est immense, la nôtre est sensible (ce que l’autre aura répété dans les mêmes termes). Seize mille miliciens ont été chargés d’enterrer les morts. Voilà la vérité enterrée avec eux. Elle pourrira là tout à son aise, sans que personne vienne l’exhumer.

« En suite de cette victoire pour laquelle nous avons chanté un Te Deum, Koutousoff a fait en arrière un saut de 60 verstes, et il est venu attendre la nouvelle bataille à 40 verstes de Moscou. C’est là, dit-on, que l’homme infernal doit périr. On le tient. C’est l’expression de nombre d’hommes que j’estime. Encore une fois : Amen ! amen ! amen ! Le soldat russe me paraît avoir une supériorité décidée, comme simple instrument ; mais la disparité du talent est immense. Je ne puis être tranquille.