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d’inoubliable enchantement ; en voguant sur ce beau Léman, si profond et si calme, nous avions un but supérieur à celui de prolonger les belles visions. Aussitôt débarqué, Robert se mit à la recherche d’un homme qui mérite hautement le titre de bienfaiteur de l’humanité.

En 1859, M. Henri Dunand, d’origine suisse, voyageait en Italie. Le lendemain de la journée de Solférino, il parcourut ce champ de bataille abreuvé, saturé de notre sang. « La vue des blessés à peine soignés, abandonnés, » livrés aux pires douleurs, le fit tressaillir. Quelques jours après, à Milan, devant nos amis G…, il leur esquissa le plus sombre tableau de ce carnage. Ayant vu, ayant compris de telles infortunes, — en ayant souffert, — une idée sublime jaillit de son cœur plus encore que de son cerveau. Telle fut la pensée initiale, la genèse de la Croix-Rouge. Ni fatigue, ni distance, ni obstacle ne devaient l’arrêter dans ce dessein aujourd’hui réalisé au-delà de toute attente[1].

Mon frère ne put rencontrer celui qu’il souhaitait tant connaître. M. Dunand n’était pas en Suisse. Nous restâmes quelques jours encore dans cette belle Helvétie, rien ne nous lassait, au contraire : Robert avait des ailes et voulait revoir encore ce que déjà il avait vu.

Malgré les années écoulées, le charme alors ressenti est encore présent, comme celui d’une halte reposante dans une route péniblement suivie. Cependant la tendresse filiale nous rappelait au foyer où, dans leur mélancolie, nous attendaient notre père et notre mère. Le bonheur d’être ensemble nous faisait préférer ce coin tranquille et doux aux choses superbes, mais inanimées. À ce moment, nous nous trouvions relativement heureux : on oubliait un peu, on espérait encore.

Mon frère acheva ainsi son année de convalescence, animant et charmant notre intérieur par son affection expansive, la verve et les saillies de son esprit. Sa confiance dans la vie, dans l’avenir, passait en nos âmes ; sa gaîté était communicative : il voyait tout en beau, se sentait revivre, réjoui des lauriers cueillis dans sa vingtième année, et qu’il regardait sans vaine prétention, s’étonnant qu’on pût louer la bravoure ; « On n’en parle pas, c’est si simple. » Ses forces retrouvées, l’indépendance d’un homme qui s’affirme par ses actes, faisaient du jeune officier de vaisseau, — blessé et décoré, — une intéressante personnalité. L’épreuve récente, subie avec fermeté, devait nécessairement le mûrir, et ce fut avec l’idée d’un devoir à remplir qu’il demanda un embarquement. Rejetés une fois encore dans l’effacement de notre solitude, nous reprîmes la correspondance que sa présence avait interrompue.

  1. M. Dunand voulut établir en permanence un comité de secours dans tous les pays civilisés. A la célèbre conférence de Genève, en 1864, l’œuvre internationale était officiellement constituée.