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ou de poèmes, se seraient confondus ; ici, par une aventure inverse, c’est un seul personnage historique, Girard de Provence, qui se serait dédoublé ou, si l’on peut dire, détriplé, pour devenir, par l’effet de trois avatars, Girard de Roussillon, Girard de Vienne, Girard de Fraite. D’ailleurs, s’il faut en croire d’autres critiques[1], ce héros triple et un serait issu, lui aussi, comme Guillaume d’Orange, de la confusion de deux personnages historiques, le Girard contemporain de Charles le Chauve et un autre Girard, qui a dû vivre en Bourgogne un siècle avant, au temps de Charles Martel.

C’est à de tels résultats que parviennent les esprits les plus éminens, les plus rassis, les mieux rompus à la discipline de la critique historique. Sont-ils les jouets d’un mirage, ou bien est-ce nous qui avons des yeux et qui ne voyons pas ? Il serait vain d’opposer nos doutes à leurs allégations ; chacun d’eux nous dirait :


Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.


Il y a mieux à faire : reconnaître que leurs procédés sont logiques et légitimes, si une fois nous acceptons leur point de départ. Oui, s’il est avéré que le duc Girard a été chanté par des aèdes dès le IXe et le Xe siècle, il est naturel que les derniers remaniemens de ces cantilènes primitives ne recèlent plus, après trois siècles d’altérations, que des détritus de souvenirs historiques ; et, puisqu’on y retrouve au moins trois concordances certaines avec l’histoire, il est légitime que les critiques tachent d’enrichir cette liste de concordances par des rapprochemens moins assurés, acceptables pourtant, et dont il sera éternellement impossible, à nous de montrer qu’ils sont arbitraires, à eux de montrer qu’ils sont fondés.

Mais faut-il accepter leur point de départ ? Est-il nécessaire que la légende de Girard de Roussillon ait commencé de se former dès le IXe siècle, et que ces traits historiques du poème, — les noms de Charles, de Girard, de Berte, de Vézelay, — proviennent de chants épiques très anciens ?

Pour ma part, je réussis parfois, par effort d’imagination romantique, à me représenter qu’à ces hautes époques, sous le

  1. P. Rajna, Le Origini dell’epopea francese, p. 234 ; Cf. A. Stimming ouvr. cité, p. 47 ; G. Paris, La Légende de Pépin (1895), p. 4.