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l’ouvrage de Lauder comme ayant été plagiés par Milton, sont extraits, non point des poèmes de Grotius et de Massenius, mais d’une traduction latine du Paradis Perdu de Milton, écrite, au XVIIe siècle, par un humaniste anglais ! Dans l’aveuglement de sa rage, le pauvre Lauder, à cinquante ans passés, s’est déshonoré par un faux grossier et stupide, dont la révélation le contraint à quitter son pays pour s’en aller mourir misérablement dans quelque colonie d’Amérique.

Ou bien encore voici l’énigmatique Chatterton, s’amusant à mystifier les hommes de lettres et les grands seigneurs dont il sollicite l’appui ; voici un fils naturel de Byron, qui met en circulation de fausses lettres de son père ; voici l’imposteur français, Vrain-Lucas, qui, devant ses juges, pour s’excuser d’avoir vendu à un membre de l’Institut un total de 27 320 fausses lettres de personnages illustres, affirme qu’il a eu le mérite, pendant plusieurs années, « d’animer et de rendre intéressantes au public les séances hebdomadaires de l’Académie des Sciences ! » Mais plus étonnante encore est l’histoire des falsifications du jeune William Ireland : une histoire qui tendrait à confirmer le paradoxe récent du comte Tolstoï, suivant lequel notre admiration pour Shakspeare résulterait moins de la beauté même de l’œuvre du poète anglais que du prestige exercé, sur nous, par la gloire de son nom.


Car le fait est que, pendant toute l’année 1795, les plus savans critiques anglais se sont trouvés d’accord avec le public pour admirer passionnément deux drames, inconnus jusqu’alors, et qui venaient d’être publiés sous le nom de Shakspeare. L’un de ces drames, Vortigern et Rowena, que tous les directeurs de théâtre de Londres s’étaient disputé, fut mis en scène, le 2 avril 1796, au théâtre de Drury Lane. Mais l’acteur chargé du rôle principal, le fameux Kemble, au dernier moment, acquit la conviction que le drame n’était point une œuvre authentique de Shakspeare : converti à cette opinion par l’érudit Malone, qui, absolument seul parmi ses confrères, avait toujours refusé de prendre au sérieux les prétendues découvertes shakspeariennes de William Ireland ; de telle sorte que Kemble, le soir de la représentation, imagina de tourner au comique le pathétique de son rôle. Cependant les premiers actes furent très applaudis : mais lorsque Kemble, au début de l’acte final, prit un ton tragique pour déclamer ce vers, — qui d’ailleurs ne laissait point d’être assez conforme à l’esprit de Shakspeare :

Je voudrais que cette lugubre farce s’achevât bientôt !