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toute la salle partit d’un éclat de rire qui mit fin à la « lugubre farce » des autographes exhumés par le jeune Ireland.

Celui-ci était un garçon de dix-huit ans, fils d’un libraire de Londres dans la boutique duquel se réunissaient volontiers les gens de lettres et les beaux esprits anglais. Le vieil Ireland avait toujours eu un culte si fervent pour l’auteur d’Hamlet qu’il n’est pas impossible que son fils, au début de la série de ses faux, ait été poussé surtout par un sentiment délicat de piété filiale. Toujours est-il que, un soir de l’année 1795, le jeune homme apporta triomphalement à son père un paquet de vieux papiers, qu’il lui dit avoir trouvés dans un coffret provenant de la collection d’un certain « M. H., » et qui, presque tous, étaient revêtus de la signature autographe de Shakespeare. Il y avait là des lettres amoureuses, en prose et on vers, adressées par « le fidèle Willy » à sa femme Anne Hathaway ; il y avait une Profession de foi où Shakspeare affirmait son horreur du « papisme, » et se déclarait le fils dévotement soumis de l’Église anglicane ; mais surtout il y avait les deux drames que j’ai dits, Vortigern et Rowena et Le Roi Henri II, ainsi qu’une version nouvelle du Roi Lear et d’un acte d’Hamlet.

Le ravissement du libraire fut extrême à la vue de ces trésors, dont les juges les plus compétens s’accordèrent à lui garantir l’authenticité : car tandis que les poètes et les critiques déclaraient que l’âme de Shakspeare ressortait, toute vivante, de chacune des lignes des précieux autographes, les antiquaires, de leur côté, faisaient observer que ces autographes étaient écrits sur des papiers anciens, ce qui, d’après eux, éliminait toute hypothèse d’une supercherie. Une attestation solennelle fut rédigée, consacrant l’inappréciable valeur de la découverte ; et l’on retrouverait, parmi ses signataires, à l’exception du seul Malone, tout ce que Londres avait alors d’hommes éminens dans tous les domaines de la vie sociale. Et le vieux Boswell, le biographe du docteur Johnson, se proclamait heureux d’avoir pu vivre assez longtemps pour assister à cette miraculeuse résurrection de chefs-d’œuvre ; et le fameux théologien Wharton disait au libraire Ireland : « Monsieur, nous avons de bien beaux passages, dans les prières de notre liturgie ; mais cet homme-ci, monsieur, nous a tous dépassés ! » Il disait cela au sujet de la profession de foi où Shakspeare, entre autres effusions lyriques, implorait Dieu de « chérir les hommes à la manière de cette douce petite poule qui, sous le couvert de ses ailes étendues, reçoit son innocente couvée, et, planant sur elle, la garde intacte et en sûreté. » Aussi comprend-on que