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une réconciliation universelle, avec un gouvernement bienveillant et souple, par des œuvres peu théâtrales et peu tapageuses, mais sensées et utiles. « Rallier autant que possible les intérêts, sans froisser les convictions, » ces mots par lesquels un historien moderne définit le but que Bonaparte[1] se proposait dans son consulat, on peut les répéter à propos du principal d’Auguste. Quand l’Italie aurait la paix et la prospérité, elle souffrirait moins de n’avoir pas pu assouvir ses désirs de gloire ; et appréciant la complaisance, la modestie, la justice d’un président qui lui aurait apporté tant de bienfaits, elle ne songerait plus à lui reprocher de n’avoir pas amené à Rome le roi des Parthes couvert de chaînes. Il fallait réparer les routes d’Italie. Auguste aurait pu se charger du travail, et en peu d’années redonner à l’Italie des routes en bon état : il aurait attiré sur sa personne la gratitude de la nation tout entière pour une aussi belle munificence. Il ne voulut pas le faire ostensiblement. Il préféra se cacher derrière le Sénat ; il convoqua les sénateurs les plus influens ; il leur déclara qu’il se proposait de réparer la voie Flaminienne et tous les ponts depuis Rome jusqu’à Rimini et leur persuada à chacun d’eux de se charger de la réparation d’une route plus ou moins longue. Il ne s’agissait, bien entendu, de s’en charger que d’une façon nominale, car ce serait Auguste lui-même qui paierait les frais de toutes les réparations[2]. Ainsi il prenait à son compte toutes les réparations et il en répartissait l’honneur entre les membres les plus éminens du Sénat. Pour mieux veiller sur l’administration du trésor, sans rien faire qui ne fût d’accord avec la constitution, il imagina d’organiser chez lui, et pour son usage privé, une véritable comptabilité de l’État, choisissant, parmi ses nombreux esclaves et affranchis, les plus instruits et les plus intelligens. A titre de président du Sénat, de consul, de proconsul de trois grandes provinces, il lui était facile de leur communiquer tous les chiffres des recettes et des dépenses ; il les chargea donc d’établir pour lui les comptes de l’Empire afin qu’il pût à chaque instant savoir combien la République encaissait et combien elle dépensait, combien rapportaient les différens impôts, et combien coûtaient les différens services, quelles étaient les redevances et les charges de l’Etat[3].

  1. Vandal, l’Avènement de Bonaparte, Paris, 1902, I, p. 415.
  2. Dion, 53, 22 ; Mon. anc. (lat.), 4, 19-20 ; C. I. L. XI, 365.
  3. Ce renseignement, très important, nous est donné par Suétone, Auguste, 101 : « ... brevarium totius imperii, quantum militum sub signis ubique essent, quantum pecuniæ in aerario et fiscis et vectigalorum residuis. Adiecit et libertorum servorumque nomina a quibus ratio exigi posset. » Ces esclaves et ces affranchis tenaient une comptabilité de l’État pour l’usage personnel d’Auguste, qui était souvent plus détaillée et plus exacte que celle des magistrats de la République et qui devait évidemment servir à contrôler celle-ci. Auguste ne se fiant plus au zèle et à la vigilance des magistrats, organisa chez lui des bureaux qui lui fournissaient les renseignemens nécessaires pour surveiller la gestion des finances, sans porter atteinte ni au principe constitutionnel, ni à la responsabilité du princeps. Un passage de Dion (53, 30), et l’épisode de la maladie de l’an 23 nous montrent que c’est bien à cette époque qu’Auguste établit ce bureau de comptabilité et de statistique. Le Livre des recettes et des milices qu’Auguste confia à Pison est le même « breviarium totius imperii » compilé par les esclaves et les affranchis qu’Auguste, au dire de Suétone, laissa en mourant. Voyez Suétone, Auguste, 28 : rationarium imperii tradidit. Ce bureau existait donc déjà en l’an 23 av. J.-C. ; c’est donc à peu près à cette époque qu’il dut être créé.