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tracé le manifeste de la « Grande Allemagne, » répudié la pensée d’une Allemagne malveillante pour l’Autriche, repoussé la perspective d’un autre Empire que celui dont Vienne était la capitale. En termes qu’applaudirait un pangermaniste d’aujourd’hui, il avait célébré les horizons qui s’ouvraient au peuple allemand sur la mer Adriatique, sur la vallée danubienne, sur les mers du Levant, et rendu grâces à l’idée même de « Grande Allemagne » pour cette largeur de perspectives et cette fécondité d’espérances. Ce manifeste, lorsqu’on le relit aujourd’hui, fait mesurer la vertigineuse allure de l’histoire… Il y a treize ans, peu de mois avant sa mort, je vis Reichensperger à Cologne, tout chargé d’années et de souvenirs : il y avait dans sa vie tant d’arrière-plans, qu’il semblait avoir vécu plusieurs vies ; mais il regardait en avant, toujours en avant. Il déconcertait la définition morose que donnent de la vieillesse les rimeurs d’Arts poétiques. Sa mémoire, très précise, très riche, ne lui était pas une chaîne ; elle lui donnait un élan. Il ne s’emprisonnait pas dans son propre passé. Parce qu’il avait vu l’histoire d’Allemagne se dérouler autrement que ne la construisaient les discours de sa jeunesse et même de sa maturité, pourquoi donc aurait-il boudé Dieu ? Il ne cessa d’agir qu’en cessant de vivre ; il avait une inaltérable fraîcheur d’âme, qu’une longue accoutumance du parlementarisme n’avait point fanée. Octogénaire, il considérait encore sa vie comme un service, qu’il était tout prêt à continuer, tout prêt à interrompre.

Tel apparaissait, en son crépuscule toujours lumineux, le parlementaire catholique qui, dans les années 1849 et 1850, avec l’aide de son frère Pierre, avec l’aide du Badois Buss, premier président de l’Association catholique d’Allemagne, donna l’effort suprême pour que la monarchie autrichienne ne fût pas rayée du nombre des puissances allemandes. Il invoqua cet esprit d’individualisme qui, d’après lui, était l’un des traits historiques de sa race : l’autonomie des divers Etats, conséquence politique du vieil attachement des peuplades allemandes à leurs personnalités propres, lui semblait incompatible avec l’extension de la Prusse. Une Allemagne centralisée serait-elle encore l’Allemagne ? Ce ne serait plus, en tout cas, si l’Autriche était exclue, qu’une moitié d’Allemagne. Reichensperger poussait le cri d’alarme ; il craignait que l’axe de l’Empire des Habsbourgs ne passât désormais dans les nationalités slaves, que l’année 1848 avait éveillées.