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« Je suis épouffé, mon cher comte, de tous vos déplacemens ; j’en prévois cependant encore un qui sera très cher ; il me peine extrêmement, et il faut que vous me permettiez d’user de tous les droits de l’amitié pour vous demander, avec instance, de vouloir bien disposer de ma bourse. Je puis, sans me gêner le moins du monde, mettre mille louis à votre disposition : nous prendrons des arrangemens pour que vous me les rendiez peu à peu et sans vous déranger. Pensez, mon très cher comte, que cet argent ne m’est nullement nécessaire, qu’il dort dans mon tiroir, et que je serais très affligé d’apprendre que vous avez déplacé de nouveaux fonds, quand vous pouvez disposer de ceux que je vous offre, qui ne me servent point et que vous me rendrez sans vous en apercevoir. Vous m’obligerez beaucoup si vous acceptez ma proposition, et un refus me fera craindre que vous ne l’ayez regardée comme déplacée.

« Adieu, mon cher comte ; rendez toujours justice à la tendre et constante amitié qui m’attache à vous pour la vie. »


La réponse de Joseph de Maistre à ce délicat témoignage d’amitié[1] trahit son émotion, sa reconnaissance : « Lorsque, au milieu de la triste indifférence, de l’égoïsme glacé, et de quelque chose de pire encore, on vient à rencontrer une âme comme la vôtre, on respire, on se console ; on est comme le voyageur qui traverse les déserts de l’Arabie et qui trouve tout à coup un bosquet et une fontaine : il s’assied à l’ombre et il boit. » Néanmoins, il déclinait l’offre de son ami. Il l’accepterait s’il avait à pourvoir aux frais d’un voyage accessoire, à marier une fille, à acheter une terre. « Mais, dans la position où je me trouve, que ferais-je de votre argent ? » Et il finissait en demandant un volume revêtu de la signature de son ami et encore ne l’accepterait-il qu’à la condition qu’il ne vaudrait pas plus d’un louis. » Ces sentimens de gratitude se retrouvent dans une lettre que peu après il confiait à un de ses compatriotes, l’abbé de Bissy, qui se rendait à Rome.


« Turin, 5 décembre 1818. — Très cher comte, cette lettre vous sera remise par M. l’abbé comte de Bissy, mon compatriote et mon ancien ami. Nous étions de plus voisins dans notre

  1. Elle est dans la Correspondance imprimée, t. VI, p. 171. Mais c’est par erreur qu’elle y est placée à la date du 29 mai 1819. . Elle est du 9 octobre 1818.