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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/890

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songer à un capharnaüm, à un de ces magasins de bric-à-brac où les bibelots les plus rares figurent à côté d’objets sans aucune valeur. Les fabricans de prophéties avaient aussi beau jeu avec elle que les cheiks et les derviches ; tous l’exploitaient sans vergogne, flattant ses prétentions à jouer, près du futur mahdi, le rôle de la vierge Myriam près du divin prophète Hiesa. Beaucoup la considéraient comme une sibylle, d’autres comme une folle, tandis qu’elle n’avait qu’une demi-folie, certaines fêlures du cerveau s’étant élargies avec l’âge. Là-dessus, le critérium oriental différait du critérium européen. Un groupe de nomades discutait la question de savoir si Dieu n’avait pas troublé la raison de la Sytt. « Elle est folle, prononça un vieillard. Oui, elle est folle, elle met du sucre dans son café... »

La Reine du Désert recevait les visiteurs admis d’après une étiquette déterminée : ils pénétraient dans sa chambre à une heure avancée de la nuit, peut-être parce qu’elle craignait de ne plus paraître aussi agréable qu’autrefois à contempler. Plusieurs de ses compatriotes n’ont-elles pas porté un masque éternel après la perte de cet infaillible passeport de séduction qu’on appelle un beau visage ? Sur toutes choses elle développait des théories personnelles avec une vigueur originale ; mais il y avait aussi les bons et les mauvais jours, les jours néfastes où les divagations tenaient le haut bout : ainsi, dans les terrains aurifères de l’Alaska, tel coup de pioche n’apporte au mineur que des scories, et tel autre fait jaillir le précieux métal. Les jugemens des Européens sur Milady se ressentirent de ces variations ; et toutefois, avec une femme qui avait connu les personnages les plus éminens de l’Angleterre, qui connaissait les Turcs, les Arabes, les Syriens, qui, véritable autodidacte, s’était formée elle-même par la réflexion, l’action, et n’aimait que le grand livre de la vie, il y avait toujours quelque anecdote, quelque légende à glaner. Sous ce rapport, elle ressemblait au prince de Metternich, qui se comparait à un grand dictionnaire, mais elle ne se laissait pas feuilleter par tout le monde.

Les Français demeuraient ses préférés. « Ils ont des droits tout particuliers à mes sentimens, » répétait-elle souvent ; et lorsque Louis XVIII envoya en Syrie M. de Portes avec Louis Damoiseau, pour acheter des chevaux de pure race arabe, elle leur offrit une jument digne, d’après les dires de plusieurs santons, de porter Napoléon, ainsi qu’un étalon magnifique qui avait coûté la vie