Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de soi-même. Au surplus, dans le reste de leurs œuvres, où ils ne cessent de se raconter, de s’expliquer, de traduire leur émotion personnelles, ce sont encore leurs mémoires qu’écriront poètes, romanciers et dramaturges, quand ce n’est pas critiques et historiens. Et voilà fondée cette littérature qu’on a justement qualifiée de littérature d’impudeur !

Or qu’y a-t-il en nous de plus individuel ? Ce n’est pas la façon de connaître, mais celle d’être ému ; ce n’est pas l’intelligence, mais la sensibilité. La sensibilité varie d’un être à l’autre, et chez le même être d’un instant à un autre instant. Elle est de sa nature diverse, mobile et changeante. C’est bien elle qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, fait irruption dans la littérature et occupe la scène. Elle y apparaît sous toutes ses formes, sans en excepter celle même de sa parodie : je veux dire la sensiblerie, ce besoin de s’attendrir à tout propos, de s’apitoyer hors de tout propos, et de tomber en pâmoison. Elle déchaîne l’interminable série des déclamations vertueuses. Elle livre l’âme en proie à la passion. Les Correspondances du temps sont ici plus significatives encore que les œuvres d’imagination. Déjà les lettres de Mlle de Lespinasse n’étaient qu’un long cri de passion ; et les contemporains de cette demoiselle ne la plaignirent pas, comme eussent fait les gens du XVIIe siècle, d’être une sorte de victime du délire amoureux : ils l’en admirèrent. Mais lisez les lettres que Mlle Philpon, la future Mme Roland, adresse à ses amies de pension, les demoiselles Cannet : cette petite bourgeoise, fille d’un modeste graveur, étouffe dans sa condition, elle est travaillée d’elle ne sait quelles aspirations ambitieuses, elle voudrait élargir les bornes du monde, elle désespère de voir la réalité égaler son rêve, et elle en souffre.

Car c’est une des conséquences du débordement de la sensibilité qu’il nous mène à souffrir. Les anciens le savaient bien ; eux dont toute la philosophie n’a consisté que dans la recherche d’un bonheur terrestre, ils enseignaient qu’il faut modérer ses désirs. Mais, laissé à lui-même, le désir a pour essence de tendre sans cesse à s’augmenter, de se répandre sur l’infini de la création. Entre cet infini du désir et la médiocrité des résultats auxquels notre nature bornée peut prétendre, la disproportion est si grande que nous prenons en pitié la misère de notre condition. Le peu qu’il nous est donné d’atteindre nous semble ne pas valoir des efforts si disproportionnés. De là cette lassitude, ce découragement, ce dégoût de toutes choses et de la vie elle-même. De là cette mélancolie, qui n’est pas l’âpre et virile tristesse