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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/119

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sensuel, puisée en partie à la poésie grecque, en partie à l’expérience.

Elégans, tendres, parfois aussi fades et maniérés, les deux poètes se plaisaient à décrire les beautés visibles ou cachées de leurs maîtresses, vraies ou imaginaires ; à analyser le souvenir des voluptés déjà éprouvées ou le désir des voluptés attendues ; à exprimer la joie et l’ivresse de l’amour partagé ou les imprécations et les fureurs de la jalousie ; à évoquer autour de leurs amours les fables de la mythologie grecque ou à les entourer de descriptions exactes des mœurs contemporaines. Mais tous les deux, en composant leurs beaux distiques, travaillaient sans le savoir à affaiblir non seulement la vieille famille et la vieille morale, mais aussi la vieille armée romaine. Properce et Tibulle commençaient au nom du dieu Eros cette propagande antimilitariste qui sera continuée pendant trois siècles sous différens points de vue et par de très nombreux écrivains, jusqu’à ce qu’elle livre l’Empire désarmé aux barbares.

« Tu te plais, ô Messala, s’écrie Tibulle, à combattre sur terre et sur mer, pour montrer ensuite dans ta demeure des dépouilles ennemies, mais moi je suis enchaîné par les caresses d’une jeune beauté[1]. » « Il était de fer, ô belle, celui qui pouvant t’avoir a préféré le butin et la guerre[2]. » Tibulle vante la simplicité des mœurs, il aime la campagne, sa tranquillité et ses vertus ; il songe avec émotion et mélancolie à l’âge d’or, alors que 1rs hommes étaient bons et heureux, et il maudit les convoitises impures de son époque de désordre et d’agitations. Mais les éloges qu’il fait de la simplicité ont pour origine des motifs bien différens de ceux sur lesquels s’appuyaient les traditionalistes et- les militaristes de son temps. Ceux-ci désiraient corriger les mœurs et les ramener à la simplicité et à l’austérité de jadis, pour refaire une génération d’hommes vaillans. Ils considéraient la simplicité des mœurs comme la condition nécessaire de toutes les vertus militaires. Tibulle au contraire regarde la guerre, la cupidité, le luxe, comme des fléaux de même famille et également détestables, car l’un ne vient jamais sans l’autre. « Combien l’homme était heureux sous le règne de Saturne[3]… Il n’y avait ni armées, ni haines, ni

  1. Tibulle, I, 1, 53 et suiv.
  2. Ibid., I, 2, 65 et Suiv.
  3. Ibid., 3, 35.