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d’une époque où, comme Mme Macdonald n’a pas manqué de le rappeler, beaucoup en faisaient autant, sans qu’une telle conduite soulevât l’universelle et sincère réprobation qu’elle provoquerait aujourd’hui. Je dirai seulement qu’à l’inverse de tant d’autres, il reconnut son erreur ou sa faute ou son crime, et qu’il puisa dans le sentiment profond qu’il en eut, comme dans celui qu’il conserva toujours de toutes ses défaillances, la force régénératrice qui le transforma. Peut-être Mme Macdonald n’aurait-elle pas fait « dépendre » de ce « mystère » toute l’interprétation du caractère de Rousseau si, là encore, elle avait mieux tenu compte de la chronologie : car les hommes ne se forment, — mœurs, idées, opinions, croyances, — que dans la durée, par états successifs ; et l’on ne peut les juger, ou, ce qui importe davantage, les connaître et les comprendre, qu’en possédant la « courbe » complète de leur vie, de manière à savoir non seulement ce qu’ils ont été, mais aussi, mais surtout ce qu’ils sont devenus.

Or, dans cet étonnant exemplaire d’humanité que fut Rousseau, chacune des deux natures, la bonne et la mauvaise, existait comme si son génie les eût sublimées et poussées à leur extrême puissance. Pendant toute la première partie de sa vie, jusqu’à sa fameuse réforme morale, et même longtemps après qu’il l’eut entreprise, le mauvais élément l’emporta, favorisé d’ailleurs par les circonstances les plus exceptionnelles qu’on puisse concevoir. Mais il advint que ses erreurs, ses fautes, et surtout le sentiment profondément humain et généreux qu’il eut toujours de leurs conséquences, l’éclairèrent sur des vérités qu’il avait longtemps ignorées ou méconnues. Et cela est infiniment douloureux : car, s’il y a plusieurs moyens de faire son éducation, la plus amère est sans doute d’apprendre la valeur du bien par la pratique et l’expérience du mal. Comme il l’a dit maintes fois[1], il avait l’amour du bien comme celui de la vérité : et il faisait le mal comme il mentait : « En m’épluchant de plus près, raconte-t-il dans cette Quatrième Promenade où il analyse avec tant d’acuité l’idée de mensonge, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappellois avoir dites comme vraies dans le même tems où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une

  1. Voyez mon Affaire J.-J. Rousseau, p. 74, sq.