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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/180

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vante les délices de son commerce intime avec les poètes anciens ou modernes : « En partant du bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à mes appeaux ; j’ai sous le bras un livre, ou Dante ou Pétrarque, ou l’un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres… »

Des poètes, majeurs ou mineurs, il ne retire qu’un agrément de plus pour ses promenades, de la rêverie dans le mouvement. Des historiens anciens, ses préférés, que tire-t-il ? Au sortir de l’auberge, sur la route, où il a joué au trictrac avec l’hôte, le boucher, le meunier et les deux boulangers ; « le soir venu, je m’en retourne à la maison, et j’entre dans mon cabinet : à la porte, je dépouille ce vêtement de tous les jours, plein de fange et de boue, et je me mets des habits royaux et curiaux ; puis, ainsi décemment vêtu, j’entre dans les antiques cours des hommes antiques, où, par eux reçu amoureusement, je me repais de cette nourriture, qui solum est mienne, et pour laquelle je suis né ; où j’ose parler avec eux, et je les interroge sur la raison de leurs actions, et eux, par leur grande courtoisie (intraduisible : per loro umanità) ils me répondent ; et je ne sens pendant quatre heures de temps aucun ennui, je chasse tout souci, je ne crains pas la pauvreté, je ne m’effraie pas de la mort : je me transfère tout en eux. Et parce que Dante dit qu’on n’acquiert point de science sans retenir ce qu’on a entendu, j’ai noté ce dont par leur conversation je me suis fait un capital, et composé un opuscule De principatibus, où je pénètre aussi profondément que je puis dans la méditation de ce sujet… »

Comment ne pas sentir l’orgueil qui frémit, la force qui vibre en ces mots : « Je me repais de cette nourriture qui n’est qu’à moi et pour laquelle je suis né… Je les interroge et ils me répondent… je me transfère tout en eux ? » Mais aussi ne saisit-on pas le mécanisme de pensée, le procédé de travail de Machiavel, en ces autres mots : « Je note leurs paroles, je m’en fais un capital, et je m’enfonce dans la méditation ? » Ce qu’il demande à cette troupe d’hommes graves, entre lesquels brillent les plus purs philosophes de la Grèce et de Rome, et avec qui l’on a voulu qu’il eût fait le songe et formé le vœu de demeurer l’éternité dans l’enfer, ce qu’il attend de ces nobles esprits, c’est l’aliment de son esprit : il ne leur prend pas ce qui les a faits ce qu’ils sont, mais de quoi se faire ce qu’il sera. Loin de se fondre et de se perdre en eux, et, quoi qu’il en dise, de s’y transférer