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retour de crimes dont ils sont rarement les témoins directs et dans lesquels les responsabilités sont toujours contestées. Il en va tout autrement du voyageur que les voitures confortables de l’Orient-express transportent sans transition de France en Macédoine : ses sensations, avivées par le contraste, n’ont pas eu le temps de s’émousser, et ses premières émotions, pour être les moins raisonnées, n’en sont pas forcément pour cela les moins raisonnables. A peine a-t-il pénétré en territoire turc qu’il aperçoit, se profilant sur la monotonie du paysage, la silhouette, correctement immobile, le fusil sur l’épaule, d’une sentinelle turque ; tous les deux kilomètres, un petit karakol abrite un poste de soldats qui, avant le passage des trains, — ils sont heureusement rares, — inspectent le bon état de la voie ; tous les tunnels, tous les viaducs, tous les ponts, sont gardés militairement ; si un rocher ou un coteau surplombe la ligne, il apparaît surmonté d’une sorte de chapiteau en paille dressé sur quatre perches, sous lequel s’abrite, droit sur ses jambes, comme une cigogne qui aurait retourné son nid, un soldat ottoman ; les stations, les trains eux-mêmes ont une garde militaire et l’agent des postes ne donne ou ne reçoit ses paquets que sous l’œil placide d’un fantassin. L’honnête Pandore qui, dans nos gares françaises, préside majestueusement au mouvement des trains, est rassurant et débonnaire ; mais, là-bas, tout ce déploiement de force, tout ce luxe de précautions inspire plutôt l’inquiétude que la sécurité : il révèle une situation anormale et troublée. Dans les champs, des hommes armés veillent sur les travailleurs occupés à la moisson ou à la vendange. Dans les villes, à Monastir surtout les indigènes ne se risquent guère à sortir la nuit tombée ; la défiance est partout, les attentais sont fréquens ; un voile de tristesse peso sur le pays. La Macédoine, autrefois si fertile, est aujourd’hui désolée, inculte. La terre noire des plaines pourrait se couvrir de magnifiques moissons ; elle ne donne que de maigres récoltes à peine suffisantes pour nourrir les habitans ; une végétation parasite de buissons et de mauvaises herbes envahit les champs ; les collines, déboisées, dénudées par la dent des troupeaux, érodées par les pluies, laissent ruisseler leurs eaux qui dégringolent le long des pentes rapides, ravinent profondément le sol et emportent la terre arable ; la fertile Macédoine, entraînée par les torrens, descend dans le golfe de Salonique qui, avant un siècle, ne sera plus qu’un bassin fermé.