Le dîmier, qui est souvent aussi négociant en céréales, retarde sa visite jusqu’à ce que le grain soit près de se gâter, et il l’achète alors à vil prix. Le propriétaire, quand il vient sur son domaine pour percevoir la dîme, se fait escorter de cavas albanais, armés jusqu’aux dents, que le paysan doit encore nourrir. L’agent, l’homme de confiance du bey, c’est le garde champêtre (poliak), autrefois choisi par les paysans eux-mêmes, maintenant nommé par les fonctionnaires turcs, presque toujours musulman, souvent Albanais. La pire des tyrannies, c’est la plus proche : le garde champêtre, seul armé au milieu d’une population sans armes, âme damnée du bey et dépositaire de l’autorité, détient en fait un pouvoir presque sans limites ; il est le maître de la vie et des biens des paysans.
Beaucoup de villages sont constitués par un seul tchiflik : la maison blanche du seigneur s’élève au milieu des masures grises des paysans, comme le château fort d’autrefois au milieu des toits de chaume. Mais, en Occident, le droit féodal limitait l’arbitraire du seigneur qui, à défaut de la justice du Roi, redoutait celle de Dieu ; ici, le bey musulman ne reconnaît aucun droit au paysan chrétien. S’il le vole, s’il le fait fouetter, s’il choisit pour son harem les plus belles filles du village, il ne fait pas œuvre défendue par le Coran. Contre une pareille oppression, le vilain n’a aucun recours ; le caïmakan (sous-préfet) est le complice et souvent l’ami du bey ; sa bienveillance est toujours acquise au musulman riche et puissant qui représente la race conquérante. Le Turc, en dépit de toutes les lois et de toutes les réformes, est incapable de concevoir un état social où le chrétien serait l’égal du musulman, le paysan slave du bey ottoman ; il lui paraît légitime et normal que le chrétien vive dans une condition sociale inférieure, qu’il ne puisse ni s’enrichir ni s’élever. Là où le chrétien prospère, comme dans l’ancienne Roumélie orientale, le Turc ne peut pas rester, il émigré. Le paysan propriétaire lui-même n’est pas à l’abri de pareils maux : si sa terre tente le seigneur de quelque tchiflik voisin, ou simplement si elle fait envie à quelque aventurier albanais, il le trouve un beau jour installé chez lui, le fusil à la main, et, comme dans le conte du Chat Botté, il est contraint, sous menace de mort, de se reconnaître fermier et vassal. Le domaine franc devient un tchiflik, le paysan libre un colon, heureux s’il garde la vie sauve et s’il est assez bien inspiré pour ne pas se plaindre aux