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de l’année suivante. Rembrandt a vingt-cinq ans, il vit chez ses parens à Leyde où il est depuis quelque temps une célébrité locale (magni fit, note déjà quelqu’un, lequel ajoute : ante tempus). Il est le maître de Gérard Dow. Il achève de s’instruire, exécute étude sur étude d’après soi et les siens, compose de petits tableaux sur d’ambitieux sujets d’ « histoire. » Huygens décrit l’un d’eux, — ce sont les Trente deniers de la collection Schickler, à Paris, — et, parlant de la figure de Judas, il s’écrie :


Je la mets en balance avec les chefs-d’œuvre de tous les siècles ; j’y renvoie ces docteurs qui veulent que les modernes ne puissent que répéter et ressasser les anciens. J’ose le dire : Protogèues, Apelles, Parrhasius n’eussent pas imaginé et n’imagineraient pas encore, s’ils ressuscitaient aujourd’hui, ce que cet enfant, ce Batave, ce fils de meunier a su, tout imberbe qu’il est, accumuler d’expression dans une seule figure et y rendre parfaitement sensible. Macte vero, mi Rembranti ! C’était peu que de transférer jusque dans l’Italie Troie et l’Asie elle-même, au prix de ce que tu as su faire : l’honneur de Rome et de la Grèce transporté en Hollande, par un Hollandais qui n’a jamais franchi les murs de sa ville natale.


Huygens surfait beaucoup ! On ne reconnaît plus Rembrandt sous ce latin de Conciones, Rembrandt comparé à Enée, Trojæ qui primus ab oris', etc. Mais l’équivoque est impossible : d’elle-même, spontanément, par ses ressources originales, la démocratie hollandaise vient de s’élever au « grand art. » Un « Batave, » un de ces rustres et de ces Iroquois, sans guide, à lui tout seul, dans un moulin de Leyde, a réinventé la matière éternelle du Beau ; il a retrouvé l’ « homme ; » il a ravi l’ « honneur de Rome et de la Grèce. » Voilà ce qui explique le transport de Huygens. Et telle est bien encore pour nous, entre les peintres de son pays, la raison de la royauté de Rembrandt. Car, à ne regarder que les mérites de la palette, il a plus d’un égal, peut-être un ou deux supérieurs ; à ne chercher dans l’art que la monographie d’un peuple, vingt autres nous renseigneront mieux que lui. Mais nul, ni en Hollande ni ailleurs, n’a su mettre dans une figure plus d’expression humaine.

Ce n’est pas pour rien que Rembrandt est de Leyde. Cette ville était la capitale de l’humanisme hollandais. Leyde, de nos jours encore, a sa physionomie toute particulière[1]. On

  1. Cf. sur les peintres de Leyde, dans la Revue de l’Art, sept. 1906, l’article pénétrant de M. P. Alfassa.