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miracle de nous mettre, si je puis dire, dans un état d’âme panthéiste.

Quel est le secret de ce sortilège ? Ce poète a-t-il une rhétorique ? Ce style a-t-il des procédés que l’on pourrait, au besoin, analyser et dénombrer ? Procédés tout instinctifs, hâtons-nous de le dire, et qui ne valent que par les dons innés qu’ils manifestent. Loti loue quelque part Feuillet de « n’employer que des mots français, ces vieux mots français qui suffisaient si bien à nos pères pour tout dire. » Il mériterait pareil éloge. De propos évidemment délibéré, il n’use que du vocabulaire courant, et, voulant se faire entendre de tous, il parle le langage de tous[1]. Mais c’est ici le cas de redire le mot célèbre : « Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Ces « vieux mois, » Loti les place si bien, il les combine si heureusement, il en fait, à l’instar des grands classiques, des alliances si originales, qu’ils prennent immédiatement sous sa plume une signification toute neuve. La généralité, et j’oserai dire la banalité des termes, — des épithètes notamment, — qu’il emploie lui permet de faire naître dans toutes les âmes des impressions vaguement analogues à celles qu’il éprouve et qu’il veut traduire, et ces impressions se trouvent aussitôt précisées, individualisées par l’originalité vivante des associations verbales que le poète crée intarissablement[2]. Nous percevons ainsi et nous partageons une émotion très personnelle sous le couvert d’une forme en apparence très simple et presque

  1. Loti travaille-t-il beaucoup son style ? A ceux qui seraient tentés de croire que le naturel en art s’obtient sans effort, même pour les mieux doués, on peut signaler ce curieux passade de l’auteur d’Aziyadé sur les œuvres de Carmen Sylva : « Aucune n’est assez travaillée, la reine professant en littérature cette erreur que tout doit être prime-sautier, écrit dans l’élan initial et puis laissé tel quel, au mépris de ce travail si indispensable qui consiste à serrer de plus en plus sa propre pensée et à la clarifier pour le lecteur, autant qu’on le peut. » (L’Exilée, p. 61.)
  2. Un des procédés les plus fréquens et les plus heureux de Loti consiste à encadrer entre deux épithètes le substantif qu’il emploie : « ces mêmes vieux golfes chauds et languides » (l’Inde) ; — « les grandes eaux silencieuses » (Reflets) ; — « une vague adoration désolée ; » — « de longs cris chantans extrêmement plaintifs » (Jérusalem). — On remarquera aussi chez lui, comme chez la plupart des poètes en prose. Chateaubriand et Michelet, par exemple, mais particulièrement aux fins de phrase, le grand nombre de vers blancs, de huit, dix ou douze syllabes : « dans le profond désert sonore ; » — « dans l’infini du désert rose » (Désert) ; — « sonnant la jeunesse et les gorges fraîches » (Ramuntcho) : — « où le ciel de là-bas quitte son voile obscur » (Reflets sur la sombre route). — Et l’on notera enfin, dans les premiers livres de l’écrivain, la multiplicité des tirets qui séparent les divers membres de phrase, et scandent, pour ainsi dire, comme dans une période poétique, la suite des mouvemens et la succession des rythmes.