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nous nous débattions, de reconstituer dans une certaine mesure l’unité spirituelle du pays, d’organiser enfin la démocratie nouvelle, et de la sauver du matérialisme jouisseur où elle risquait de s’enlizer sans retour ? Hélas ! le même problème se repose aujourd’hui, et si les termes en sont peut-être plus clairs qu’il y a trente ans, on ne voit pas, à considérer l’ensemble des faits et des idées, que la solution en soit beaucoup plus prochaine. Du moins, il se pose à un grand nombre d’âmes, et même parmi celles qui ne l’ont point résolu, qui ne le résoudront peut-être jamais, il n’en est aucune, — j’entends des nobles et des délicates, — qui n’en soit profondément troublée et agitée. Loti, quoi qu’on puisse penser de certaines parties de son œuvre, Loti est de celles-là. Il a senti passer cette angoisse collective ; il en a éprouvé pour son propre compte l’anxieuse amertume ; et il l’a dite, il l’a chantée comme il l’éprouvait, avec un frémissement d’accent personnel, avec une ardeur de passion et d’éloquence qui ont conquis toutes les sensibilités généreuses. Et il est vrai qu’il n’a rien conclu ; il l’avoue lui-même, et il s’en accuse :


Lorsqu’un écrivain met son talent, ses dons rares au service d’une thèse morale qui lui tient au cœur, si en outre elle est excellente, il me paraît que cela lui crée une supériorité sur ceux qui charment peut-être, mais qui ne prouvent rien, — par exemple, sur celui qui parle en ce moment et qui, sans jamais essuyer de rien conclure, n’a su que chanter son admiration épouvantée devant l’immensité changeante du monde, ou jeter son cri de révolte et de détresse devant la mort. [Discours de réception à l’Académie, p. 68-69.]


Mais il n’est pas nécessaire de conclure pour être un poète, un grand poète. Il l’a dit encore, songeant évidemment à lui-même : « Les vrais poètes, — dans le sens le plus libre et le plus général de ce mot, — naissent avec deux ou trois chansons qu’il leur faut à tout prix chanter, mais qui sont toujours les mêmes : qu’importe, du reste, s’ils les chantent chaque fois avec tout leur cœur ! » Loti a chanté à sa manière, mais avec tout son cœur, « la vieille chanson » dont a parlé le rhéteur socialiste. « Si on nous la reprend, il n’y a plus rien. » Il n’a pas été dupe de ceux qui croient avoir inventé mieux pour bercer et tromper la misère humaine. « Oh ! la foi bénie et délicieuse !… Ceux qui disent : L’illusion est douce, il est vrai ; mais c’est une illusion, alors il faut la détruire dans le cœur des hommes, sont aussi insensés que s’ils supprimaient les remèdes qui calment et endorment la douleur, sous prétexte que leur effet doit s’arrêter à l’instant de la mort… »