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Cette « conclusion » en vaut bien une autre, et elle a, n’en doutons pas, pénétré au plus profond de la conscience d’aujourd’hui.

Il est assez rare qu’un grand écrivain, fût-il un grand poète, sans jamais cesser d’être lui-même, de parler sa langue et de chanter son âme, ait su en même temps se faire l’écho des aspirations, même confuses et contradictoires, de toute une génération d’hommes. Cette bonne fortune est échue à Loti, et nul doute qu’il ne lui doive une large part de son succès. Nous nous sommes reconnus et aimés en lui. Nous nous sommes laissé prendre à son art savant et ingénu, complexe et naïf tout ensemble, à la musique ensorcelante de ses phrases, à la magie de ses tableaux, à ses évocations de lointains pays, d’âmes primitives, de tragiques destinées. Nous lui avons pardonné tous ses défauts d’enfant gâté, parce qu’il avait la grâce, et parce qu’il avait le charme, — le charme : n’est-ce pas le mot qui revient sans cesse sous la plume quand on parle de lui ? — Et nous l’avons aimé pour sa grande sincérité, pour tout ce qu’il a mis de ses inquiétudes et des nôtres dans son œuvre. Nous l’avons aimé pour son superbe amour de la vie, pour son effroi passionné en face de la mort, pour l’ardeur de sa plaintive et nostalgique prière. En un mot, il a été notre poète. Il a été pour nous, à bien des égards, ce que Chateaubriand a été pour ses contemporains, voilà près d’un siècle : il a été l’Enchanteur, celui par qui nous sont versés à pleines mains les philtres douloureux, subtils et berceurs. Et l’enchantement, soyons-en surs, ne cessera pas d’opérer après nous.


Ce mystérieux XXe siècle. — a-t-il dit, — va bientôt regarder dans le nôtre, pour y rechercher ce qu’il a eu d’un peu grand. Toute notre littérature, pour laquelle nous nous disputons si fort, va passer à ce crible des années, qui laisse tomber dans le vide sans fond les petites choses, la profusion des œuvres impersonnelles, banales, creuses, boursouflées d’habileté seule, pour ne retenir que celles qui valent…


Que Loti se rassure. Quand, de toute la production romanesque du XIXe siècle français, la postérité ne devrait retenir que dix œuvres seules, nos petits-neveux ne liront peut-être plus Lélia, — mais ils liront Pêcheur d’Islande.


VICTOR GIRAUD.