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Voilà la première moitié de l’acte, de l’acte unique et long dont se compose l’opéra. La seconde est pire. Hérode vient, accompagné d’Hérodiade, chercher sa belle-fille dont il ne saurait supporter l’absence. Il tient des propos d’ivrogne et de demi-fou. Son idée fixe est de ramener la jeune fille à table. Mais elle refuse, n’ayant d’yeux et d’oreilles que pour la citerne, d’où continue de sortir, de plus en plus farouche, la voix du maigre bien-aimé. Elle irrite, cette voix, elle exaspère Hérodiade, qui, par elle, s’entendit jadis outrager. La reine voudrait bien livrer le prophète aux Juifs. Quelques-uns justement, de la suite ou de la cour d’Hérode, se mettent à discuter devant le tétrarque la question messianique. Cependant, au fond de la fosse, la voix annonciatrice gronde toujours. Pour s’en distraire, Hérode supplie sa belle-fille de danser. Elle y consent, mais sous le serment terrible que vous savez. Hérode jure et Salomé danse. Elle exécute, a dit le bon Renan, « une de ces danses de caractère qu’on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée[1]. » Puis elle réclame sa récompense. D’abord elle se heurte au refus obstiné, que dis-je, épouvanté du tétrarque. Mais Hérode enfin cède aux adjurations réunies des deux femmes. Abruti par le vin et par le désir, il se laisse dérober l’anneau de mort. Le bourreau, l’ayant reçu, descend dans la citerne, d’où bientôt on voit sortir un de ses bras, portant, sur un plateau d’argent, la tête demandée.

Alors commence la dernière scène, qu’on peut appeler capitale. Elle est d’une insoutenable horreur. Nous devons subir une seconde fois, et combien plus répugnant encore ! le même débordement d’amour. Les mêmes hommages que Salomé tout à l’heure prodiguait au corps entier, elle les renouvelle à la tête seule, à une tête coupée et saignante. Puis, par le souvenir au moins, elle passe, elle redescend de la tête au reste, à tout le reste, et l’impudique énumération de nouveau se déroule. Mais, comme tout à l’heure, c’est à la bouche que revient toujours le désir inassouvi de cette femme : à la bouche sacrée et qui se refusait vivante, morte maintenant, et qui ne se défend plus. « Je n’ai pas baisé ta bouche… Je baiserai ta bouche… Enfin, j’ai baisé ta bouche, Jochanaan ! » Cela se conjugue, affreusement, et le baiser hideux enfin se donne. « Ta fille, hurle Hérode à Hérodiade, ta fille est un monstre ! » Il a raison, par extraordinaire, et quand, écœuré lui-même, il ordonne : « Tuez, mais tuez donc cette femme ! » on éprouve seulement le regret qu’il ait attendu si longtemps.

  1. Vie de Jésus.