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d’Hérodiade s’informe du captif et souhaite de le voir. Les gardes allèguent d’abord la défense d’Hérode, mais bientôt en vain. Pour une fleur à lui promise par sa princesse, l’amoureux Narraboth ordonne d’amener Jochanaan.

Alors nous entrons, ou plutôt nous tombons à la fois dans l’inconvenance et dans l’absurdité. Nous y tombons du premier coup et pour toujours. À peine a paru le prophète, à peine a-t-il passé de la prophétie à la malédiction et à l’invective, que Salomé s’enflamme, s’embrase pour lui d’amour. Et de quel invraisemblable autant que déplaisant amour ! « Comme il est maigre ! soupire-t-elle. On dirait une figure d’ivoire. Il doit être chaste comme la lune et sa chair doit être très fraîche. Je voudrais bien le regarder de plus près. — Princesse, princesse ! » interrompt le jaloux Narraboth, visiblement gêné. Déjà Salomé s’est nommée à Jochanaan, dont son nom seul a redoublé la sainte fureur. « Arrière, fille de Babylone ! » a-t-il rugi. Mais elle, plus éprise à mesure qu’il est plus sévère : « Parle encore, ô Jochanaan ! Ta voix est une musique à mon oreille. » Enfin, sous l’anathème qui redouble, elle éclate en déclarations effrénées : « Je suis amoureuse de ton corps. Ton corps est blanc comme les lis de Sichem, comme la neige sur les monts de Juda. » Puis, passant du général au particulier, délirante créature entre dans les détails. Chacun a son couplet : d’abord les cheveux ; la bouche ensuite, oh ! surtout la bouche. On songe à deux vers de Racine, dont le second, paraît-il, scandalisa fort les contemporains :

J’entretins la Sultane et, cachant mon dessein,
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Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes.

Là-dessus, le bon La Harpe fait pudiquement observer que cette expression (ses charmes) est singulière. « On dit bien d’un homme qu’il est charmant, mais on ne parle guère de ses charmes. » Eh bien ! je vous réponds que Salomé ne se prive pas d’en parler, des charmes d’un homme, et de celui d’entre les hommes qui dut être le moins charmant. Quelle nomenclature ! Quelle analyse ! Tout cela pour en arriver enfin à cette requête, à cette adjuration directe et vingt fois ressassée avec frénésie : « Ta bouche ! Je veux baiser ta bouche ! Donne-moi ta bouche à baiser ! » Le pauvre petit Narraboth, enragé de voir et d’entendre ce qu’il voit et ce qu’il entend, se frappe de son épée et meurt. Salomé n’en a cure et, pour se délivrer d’elle, il ne reste plus à Jean que de se replonger en son puits.