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V. — LE PEUPLE MALGACHE

Avant la conquête, il y avait des classes populaires ; depuis, en dehors des cadres administratifs qui ne sont pas assez anciens pour les enserrer définitivement, il se forme un peuple : une masse composite et égalitaire, où les élémens d’aristocratie et de plèbe s’unifient, qui a une certaine conscience de son existence civile avec ses charges et ses droits, — car notre occupation, qui a rendu plus pesant le sentiment des charges, a créé, par l’hostilité du vaincu pour le vainqueur, le sens des droits et de leur revendication ; — une masse qui, pour le moment, soumise à l’étranger mais marchant inconsciemment vers la souveraineté, a une vie large et spontanée, autonome, confuse mais solidaire, turbulente, gaillarde, expansive.

Elle a gardé ses coutumes et même ses respects hiérarchiques, ses salutations rituelles aux représentans de la vieille caste noble, mais seulement par routine, par politesse et par bon ton national et tout en y mêlant quelque maligne animadversion pour l’ancienne aristocratie dont, dans les cases, on inédit et se gausse. Le scepticisme naturel à ces races s’est invétéré, davantage sous notre régime laïque qui a développé leur sécheresse obséquieuse, leur utilitarisme mesquin ; seulement, le goût des autorités françaises et leur propre prédilection pour les formes légales contribueront de plus en plus à régulariser leurs mœurs anarchiques, à accréditer le mariage plus sévère et, sinon la fidélité de l’épouse, une certaine tenue ; la femme tend à prendre une part de tache moins lourde dans le ménage que ce progrès rend toujours plus stable. L’indigène est-il moins heureux qu’au temps de la Heine, comme on l’affirme ? Sans doute l’activité à laquelle il est condamné n’entrait point dans la conception qu’il avait jusque-là du bonheur ; affairé, talonné, surveillé, il se fatigue, mais cela même l’oblige à des repos moins énervans : par le travail que nous lui imposons, nous forçons le Malgache à moins s’épuiser dans la volupté où il a perdu toute énergie et tout sens moral ; réveillé et fouetté de convoitises, il ne s’en laisse que plus vivement entraîner aux fêtes dont l’ingéniosité française a multiplié les divertissemens, où il se parc de cotonnades neuves, trouvant du plaisir à changer plus souvent de lambas économiques et brillans fabriqués en Europe où, dans d’amusantes imageries d’Epinal, des fantasias de cavaliers et des