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Chardin, en effet, né dans la dernière année du XVIIe siècle, et mort dans le rayonnement de l’âge de Marie-Antoinette, travaillant après la contrainte du grand Roi, mais avant la débandade révolutionnaire, a eu le loisir d’observer profondément la physionomie des classes moyennes qui, dans l’art précédent, n’étaient rien, et, dans le sien, comme dans la France du lendemain, devaient être tout. Et Fragonard, né en 1732, et mort l’année de la bataille d’Iéna, a vu de ses yeux la société française, déjà condamnée à disparaître et vaguement consciente de son sort, tendre de toutes ses forces vers l’idéal galant que Watteau, entouré des figurans de sa comédie italienne, lui avait, du bout du doigt de l’arlequin au loup noir, désigné. — Si le mot « siècle » veut dire temps, et si le mot « temps » veut dire manière d’être, il y a une manière d’être, sans doute changeante et mobile, mais au total très définie, une fête qui ne commence pas avant la mort de Louis XIV et qui ne survit pas à la prise de la Bastille, et c’est cette fête, proprement, qu’on appelle le XVIIIe siècle. Chardin avait seize ans quand elle commença, Fragonard en avait cinquante-sept quand elle finit : peu importe jusqu’où il survécut. Ce sont des choses qui n’intéressent que les registres de l’état civil. L’important est que devant les yeux de ces deux hommes la fête du XVIIIe siècle ait passé tout entière et qu’ils en soient le fidèle miroir.

A part cela, tout les sépare. Tout, dans leurs visions d’artiste et dans leurs moyens pour nous les communiquer, est différent, contrasté, antithétique. Non seulement, ils ne disent pas les mêmes choses, mais ils ne parlent pas la même langue. Et cela fait le charme polyphone et dissonant de ce duo paradoxal. Le spectateur le plus insensible aux transitions visuelles et tactiles de la matière colorée éprouve cette impression, fût-ce par le sujet seul. A la galerie Georges Petit, une heure de vie austère alterne continûment avec une heure de plaisir. Le travail à la maison entre des murs tristes et moroses revient immanquablement après chaque fête en plein air. La toilette sévère et soigneusement agencée, même en son négligé, s’aperçoit après chaque déshabillé galant ou désordre de bohème. Une vision complète l’autre.

Ce garçon qui attend que son tricorne soit brossé pour aller à l’école passerait peut-être bien volontiers par la fête de Saint-Cloud qu’il guigne de l’œil. Cette Récureuse regarde un peu du