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côté de la dame au Billet Doux et cette diligente ménagère qui ravaude une vieille casaque mettrait bien un fourreau, un pouf, des engageantes à triples prétentailles comme la belle dame du cadre d’à côté, pour paraître chez Ramponneau ou aux remparts devant le café Gaussin. Mais entre les deux genres de peintures, il y a, sur tous les points et dans le plus petit détail, une franche antithèse. Chardin et Fragonard ont bien fait de se dire bonsoir rue Princesse, et pour la même raison, on a bien fait de leur dire bonjour, rue de Sèze. Leur dissemblance, qui les fît se quitter, est précisément ce qui fait l’intérêt de les réunir. Dire cette dissemblance sera donc peut-être voir cet intérêt et noter en quoi ils se séparent l’un de l’autre, mieux suivre par quels chemins différens chacun d’eux se rapproche de la nature tout en restant lui-même, de son côté.


II

Fragonard est le type du « déraciné. » C’est un de ces Méridionaux qui estime que le Midi mène à tout pourvu qu’on le quitte et qu’on n’y remette jamais les pieds. Il quitte Grasse dès l’âge de quinze ans et ne s’avise qu’il y a de beaux bois d’orangers dans son pays natal que lorsque son pays d’adoption se couvre des « bois » de la guillotine. Sa peinture est aussi peu provençale que sa vie. Il faut être entièrement dominé par la hantise de la « race » et du « milieu » pour y retrouver des traces du tempérament ou de la nature du Midi. Ses arbres hauts, plafonnans et croulans, sont des arbres du Nord. Ses effets de feuillages bleuissans à de très faibles distances sont des effets des pays de brumes. On les observe en Angleterre : ils sont inconnus en Provence. Watteau, qui était Flamand, les a peints et Fragonard a regardé l’azur de Watteau plus que celui de la Méditerranée. Ses personnages sont moins méridionaux que ceux de Watteau : ils parlent moins avec les doigts, Déraciné, jeune, de sa patrie, il l’est aussi, vieillard, de son idéal. Il imite les Hollandais, puis Vien. Il traverse la Terreur masqué d’oripeaux Spartiates ou phrygiens, lui qui avait manié le loup d’Arlequin, le béret de Mezzetin, et la guitare de Scaramouche, qui avait paru habillé de satin, de soie zinzolin, de dentelles. Déguisé en « homme de la nature, » tantôt plantant des peupliers, tantôt la main tendue pour prêter des sermens non plus à l’Amour éphémère, mais à