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apercevons par la porte ouverte, il y a une fontaine de cuivre et une dame, peut-être la maîtresse de la maison, en fourreau, qui s’en va. Laquelle est la fontaine, laquelle est la dame, c’est ce qu’en vérité, seul un examen attentif permet de dire. Car elles paraissent aussi dénuées et aussi incapables de mouvement l’une que l’autre.

Fragonard, lui, part tout de suite de la nature vivante et il ne s’astreint jamais à bien regarder ce qui ne remue pas. Il est formé au dessin par l’étude du mouvement dans la rue, au bal, au spectacle, à la promenade ; il saisit le secret ressort de chaque inflexion et sait jeter un corps humain en toutes sortes de divertissantes postures. Aussi ne résiste-t-il jamais au désir de le faire voir. Regardez en effet dans les reproductions de ses œuvres, la Poursuite, les Souvenirs, les Hasards de l’Escarpolette ou encore l’Abandon, qui se trouve ici esquissé en lavis. Non seulement les roseaux, les arbres, les eaux, les rideaux, les étoffes se meuvent, mais les groupes de pierre et de marbre, les Eros et les Dauphins jouent leur rôle actif, ne peuvent se résigner à l’inaction et paraissent des figures vivantes.

Partout s’observe cette différence entre les deux sortes de dessins. Tout ce qui a posé et a posé longtemps devant Chardin est impeccable. Mais ce qui n’a fait que traverser sa toile, comme le chat par exemple, est manqué. Ses chats sont empaillés, ses perroquets aussi ; ils ont beau allonger la patte ou le bec, les huîtres ou les fruits n’ont rien à craindre. Ses singes sont vivans ; seulement ce ne sont pas des singes, mais des gens. Voyez maintenant les petits chiens de Fragonard. Voyez la distance qu’il y a entre le Chat amateur d’huîtres, n° 20, et le pyrame du Billet doux, n° 146, sentinelle avancée des secrets de sa maîtresse, prêt à aboyer si vous approchez. Ses plus petits acteurs remuent, tandis que la figure vivante de Chardin, manifestement née de la nature morte, est frappée d’immobilité.

Comme les deux artistes savent fort bien quel est au juste leur point fort, toutes les figures qu’ils traitent y sont ramenées. Celles de Chardin sont régies par la loi du moindre effort. Celles de Fragonard se prodiguent en efforts inutiles. Les premières, les coudes généralement posés sur les genoux ou sur une table, mesurent exactement leurs gestes à l’objet qu’il leur faut remplir. Cela leur donne un air de sérieux, d’application à leur tâche, et d’ordre qui, même lorsque cette occupation n’a rien