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d’austère, comme de bâtir un château de cartes ou d’enfler des bouteilles de savon au bout d’une paille, fait penser à quelque devoir professionnel. Pratiquement ou plastiquement, cet air de sérieux tient à ce que tous les mouvemens des figures de Chardin sont en flexion et que les gestes en flexion évoquent nécessairement une âme en réflexion. L’expression psychologique dans une attitude est en raison inverse du carré des distances du centre de la figure à la périphérie des membres, si la tête est à sa place normale, c’est-à-dire plus haut que les pieds. C’est, là, une loi qui régit les attitudes et les inclinaisons en apparence les plus libres. L’artiste ne peut pas plus y échapper que la plume la plus folle ne peut échapper à la loi de la gravitation, ni le lévrier le plus agile bondir hors de son ombre. Vous l’observerez ici, continuellement, en comparant les gestes en extension de Fragonard avec les gestes en flexion de Chardin. Celui-ci, sans le vouloir, peut-être sans le savoir, en a donné une illustration rigoureuse. Aucun de ses gestes n’est développé pour sa grâce ; aucun ne tend à nous montrer mieux une belle taille, une belle main, un jeu de torse, d’épaule ou de col : tous tendent à effectuer leur besogne. Age quod agis, semble être leur devise.

Que font au contraire leurs voisins, les gens de Fragonard ? Rien du tout que montrer qu’ils sont jeunes, bien portans, ardens, sensibles au plaisir, bien découplés, et remuans comme s’ils avaient le diable « emmy le corps. » Ils jouent à tout ce qu’ils font. Ils jouent à l’amour comme au reste et ne le prennent pas davantage au sérieux. Ce n’est pas la chose qu’ils font qui les distingue surtout des gens de Chardin : c’est la manière dont ils la font. Car jouer au toton, par exemple, n’est pas un acte d’une haute portée sociale, ni l’abandon en amour une heure d’agréable divertissement pittoresque. Ce toton, chez un autre que Chardin, pourrait être une scène de délassement ou de frivolité : grâce à l’exacte mesure du mouvement, à la détermination rigoureuse de l’altitude utile, c’est un tableau de calme et de recueillement à ce point qu’on croit entendre sur la table le vrombissement d’un coléoptère. L’Abandon, chez un autre que Fragonard, pourrait être une scène tragique. Grâce au gracieux geste de l’abandonnée, aux mouvemens du Cupidon de la colonne, à la fête luxuriante de toute la nature qui l’entoure, ce n’est même pas une scène de mélancolie. Faut-il s’en